dimanche 6 juillet 2014

[obs.] La sanction de la "pratique administrative" russe d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens : le maintien d'un ménagement de l'Etat défendeur dans la requête inter-étatique [quelques remarques sur CEDH, gde ch., 3 juil. 2014, GÉORGIE c. Russie (I), req. n° 13255/07]

Le 27 septembre 2006, quatre officiers russes soupçonnés d'espionnage étaient arrêtés par les autorités géorgiennes dans la capitale à Tbilissi. L'Etat géorgien dénonçait devant la Cour européenne des droits de l'Homme l'expulsion par la Russie de nombreux de ses ressortissants, en situation régulière ou irrégulière, en rétorsion, dès septembre 2006, et jusqu'à janvier 2007 [§ 22 et s.]. Durant cette période, l’État géorgien estimait que près de 4.600 décisions d'expulsion avaient été prises contre ses nationaux, dont 2.400 avaient fondé arrestations et détentions aux fins d'exécution forcée, et 2.200 avaient fait l'objet d'une exécution volontaire. D'après l'Etat requérant, le nombre de ses nationaux expulsés de Russie, en temps normal de 80 à 100 personnes par mois, était passé à environ 700 à 800 par mois durant la période dénoncée [§ 27]. Pour sa défense, la Russie, se fondant sur une statistique établie sur l'année 2006, affirmait que seulement 4.000 géorgiens avaient été expulsés, et si ces chiffres étaient en augmentation de 40 % par rapport à 2005, elle relativisait leur importance, dès lors que les ressortissants géorgiens représentaient seulement le troisième contingent par nationalité des étrangers expulsés [§ 28]. La Russie, à défaut de décompte mensuel, indiquait que selon sa statistique la plus précise, du 1er octobre 2006 au 1er avril 2007, 2.800 nationaux géorgiens avaient été expulsés [ibid.]. La Grande Chambre était donc saisie de l'établissement de la preuve de l'ampleur de ces expulsions, contestée par la Russie, et de leur qualification éventuelle en "pratiques administratives", notion caractérisant une violation particulièrement grave des droits de la Convention spécifique aux requêtes inter-étatiques.


Si l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'Homme attire nécessairement l'attention, au-delà même de la composition, s'agissant d'abord d'une affaire inter-étatique, concernant en plus une crise internationale entre la Géorgie et la Russie en 2006, qui allait trouver des prolongements en 2008 dans les événements d'Ossétie du Sud, quelques remarques seulement seront apportées, cantonnées au droit de la privation de liberté [plus précisément, v. ici nos obs. sur la reconnaissance par l'arrêt de l'efficacité de la combinaison des articles 13 et 5 § 1er de la Convention], sur le régime des "pratiques administratives" [I] et sur les incidences de l'existence d'une pratique administrative d'arrestation et de détention sur les garanties de la personne privée de liberté [II].

I. Le régime des "pratiques administratives"

La qualification de "pratiques administratives", propre au contentieux inter-étatique, emporte une certaine gravité dans le constat de violation des droits protégés par la Convention. Les critères servant à caractériser la notion, déjà définis dans des affaires inter-étatiques précédentes, tiennent à la "répétition des actes" contraires à la Convention européenne des droits de l'Homme et à leur "tolérance officielle" [§ 122]. Le critère de répétition des actes réside plus précisément dans "une accumulation de manquements de nature identique ou analogue, assez nombreux et liés entre eux pour ne pas se ramener à des incidents isolés, ou à des exceptions, et pour former un ensemble ou système" [v. gde ch., Chypre c. Turquie : préc., § 115]. Outre l'étendue des comportements contraires à la Convention commis, la qualification suppose l'organisation de ceux-ci. Celui de la tolérance officielle nécessite l'existence "d'actes illégaux [...] que les supérieurs des personnes immédiatement responsables connaissent [...], mais ne font rien pour en punir les auteurs ou empêcher leur répétition ; ou que l’autorité supérieure, face à de nombreuses allégations, se montre indifférente en refusant toute enquête sérieuse sur leur vérité ou leur fausseté, ou que le juge refuse d’entendre équitablement ces plaintes" [§ 124]. Sans exiger l'implication de la plus haute autorité de l’État, l'organisation portant atteinte aux droits de la Convention doit être hiérarchisée. Les "pratiques administratives" supposent en conséquence l'existence de violations répétées et préméditées des droits de la Convention.

Comme dans l'espèce, la caractérisation des "pratiques administratives" sert d'abord, quant à la recevabilité, à dispenser l’État requérant de la condition d'épuisement des voies de recours internes : celle-ci est écartée "lorsqu’est prouvée l’existence d’une pratique administrative, à savoir la répétition d’actes interdits par la Convention avec la tolérance officielle de l’État, de sorte que toute procédure serait vaine ou ineffective" [§ 125 ; en revanche, l'existence d'une "pratique administrative" ne permet pas de remettre en cause le délai de recevabilité des requêtes : v. CEDH, gde ch., 10 mai 2001, Chypre c. Turquie, req. n° 25781/94 ; RTDH, 2002, p. 807, comm. P. Tavernier].

La preuve des "pratiques administratives" est une question qui se trouve au cœur de préoccupations contradictoires : la complexité de ses éléments constitutifs milite pour une exigence probatoire souple, sous peine de ne pouvoir que rarement caractériser un tel comportement, tandis que la gravité de la qualification, d'autant plus pour des affaires touchant à des crises internationales, soutient à l'inverse une exigence probatoire sévère. La Grande chambre a d'ailleurs pris le soin, au début de son exposé en droit, d'accorder une subdivision particulière sur l'"établissement des faits et [les] principes d'appréciation des preuves", se montrant particulièrement précautionneuse [§ 82 et s.], comme elle l'a déjà fait dans le passé pour des affaires comparables [v. pour la même subdivision,  gde ch., Chypre c. Turquie : préc.]. Si la Cour répétait, en particulier pour les affaires inter-étatiques, que la preuve doit être établie "au-delà de tout doute raisonnable" [§ 93], elle se dégageait en même temps une certaine souplesse, la preuve pouvant "résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants" [ibid.]. Ainsi, c'est finalement les principes du droit commun de la preuve, appliqués pour les requêtes individuelles, qui étaient fixés pour la requête inter-étatique [dans le domaine du contrôle des conditions matérielles de détention, dont la preuve est parfois délicate à établir, la Cour a formulé les mêmes exigences ; v. par ex. CEDH, sect. I, 2 déc. 2004, Farbtuhs c. Lettonie, req. n° 4672/02 ; § 54 ], sans évolution de sa jurisprudence [v. gde ch., Chypre c. Turquie : préc. ; dans cette dernière affaire inter-étatique, l’État requérant avait reproché à la Commission d'avoir écarté certains griefs en raison de l'adoption de la preuve "au-delà de tout doute raisonnable" et demandé à la Grande chambre de se référer plutôt à la notion de "preuves suffisantes", sans succès].

Outre l'exposé de cette méthode de principe, la Grande chambre dégageait un autre élément probatoire important résultant d'une circonstance particulière à l'espèce, à savoir la violation par la Russie de l'article 38 de la Convention européenne des droits de l'Homme, qui dispose que la Cour "procède à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les Hautes Parties contractantes intéressées fourniront toutes facilités nécessaires" [§ 100 et s.]. La Cour notait que celle-ci avait refusé de fournir deux circulaires apparaissant comme des pièces essentielles, invoquant leur caractère secret, sans convaincre, le juge européen notant que pour les appliquer, de nombreux fonctionnaires devaient nécessairement en avoir eu connaissance [§ 106]. Au regard du défaut de collaboration des autorités russes dans l'obtention de la preuve, la Cour indiquait se réserver le droit d'en tirer "toutes les conclusions qu’elle estime pertinentes quant au bien-fondé des allégations du gouvernement requérant sur le fond" [§ 109].

Dans l'application de ces principes, en plus de l'utilisation des témoignages ou des documents remis par l'Etat requérant [§ 141], deux éléments ont tenu une place centrale dans l'appréciation de la Grande Chambre quant à la preuve des "pratiques administratives". C'est d'abord en considération des "rapports récents provenant d’associations internationales indépendantes de défense des droits de l’homme ou de sources gouvernementales" [§ 138] et du défaut de collaboration des autorités russes, caractérisé par le refus injustifié de transmettre les deux circulaires, celui-ci établissant "une forte présomption que les allégations du gouvernement requérant quant au contenu des circulaires litigieuses ordonnant d’expulser spécifiquement les ressortissants géorgiens soient crédibles" [§ 140], mais aussi par le constat de la remise de statistiques lacunaires [§ 134 et s.], que la Grande Chambre a établi "à compter d’octobre 2006 la mise en place en Fédération de Russie d’une politique coordonnée d’arrestation, de détention et d’expulsion de ressortissants géorgiens qui a constitué une pratique administrative au sens de la jurisprudence de la Convention" [§ 159]. La place primordiale de ces deux derniers éléments dans le raisonnement de la Cour confirme l'application du droit commun de la preuve à la requête inter-étatique et à la caractérisation des "pratiques administratives" [toujours par référence à l'établissement des conditions matérielles de détention, v. pour l'usage des rapports des organisations internationales CEDH, gde ch., 21 janv. 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09 : Rec. CEDH, 2011 : JCP, 2012, doctr. n° 924, chron. F. SUDRE ; AJDA, 2011, p. 138, obs. M. C. DE MONTECLER ; AJDA, 2011, p. 1993, chron. L. BURGORGUE LARSEN, ou v. pour l'étayage des faits dénoncés par le requérant du fait du défaut d'information fourni par l’État défenseur CEDH, sect. III, 27 mai 2010, Ogica c. Roumanie, req. n° 24708/03 ; § 38 et s.]. En comparaison, ces deux éléments expliquent sans doute la caractérisation plus aisée de la preuve des "pratiques administratives" dans cette espèce par rapport à l'arrêt Chypre contre Turquie [préc.], malgré l'expression de principes similaires dans les deux arrêts, alors que dans la dernière espèce, la preuve avait été établie principalement à la suite d'une procédure contradictoire, au regard des documents et des témoins fournis par chaque Etat et des propres éléments obtenus par la Commission au cours de son enquête [§ 105 et s.]. La requête inter-étatique ne justifie pas de dérogation quant à l'admission de la preuve et l'Etat défendeur, sur ce point, n'est pas ménagé.

Outre la recherche des deux éléments de la définition des "pratiques administratives", la Cour étudie aussi l'effectivité des voies de recours russes qui auraient permis aux ressortissants géorgiens de contester leur arrestation, détention ou expulsion, et le constat de leur défaut, caractérisé à partir des témoignages, en raison d'audiences collectives, sans examen individuel véritable, ni contradictoire, à l'occasion desquelles les demandeurs subissaient des intimidations [§ 153], conforte l'existence des "pratiques administratives" [§ 147 et s.]. Cette dernière position est logique, puisque le défaut de voies de recours conforte la "tolérance officielle" et le caractère arbitraire de la pratique, pour écarter tout contrôle juridictionnel effectif.

La Cour n'aborde toutefois pas l'incidence du défaut d'effectivité des voies de recours des personnes subissant les "pratiques administratives", qui permettrait de jurisprudence constante à ces personnes de former des requêtes individuelles sans être soumises à la condition d'épuisement des voies de recours internes, sur la recevabilité de la requête étatique. Cette question n'est pas vaine, car à établir l'existence des "pratiques administratives" lors de l'examen des conditions de recevabilité [ce qui était plus logique lors de la découverte de la notion par la Commission, chargée d'étudier spécialement la recevabilité ; v. par ex. Comm.EDH, 6 déc. 1986, France, Norvège, Danemark, Suède et Pays-Bas c. Turquie, n° 9940‑9944/82, déc. : D. R., n° 35], le raisonnement de la Grande chambre se montre incohérent, puisque la recevabilité de la requête se fonde sur des violations de la Convention [c'est un élément de la définition des "pratiques administratives"] que seul l'examen ultérieur du fond révélera [avec plus de cohérence, on notera que, lorsque le défaut de droit de recours pour saisir le juge national de la violation de la Convention est relevé par le requérant au fond, sur le fondement de l'article 13, la Cour préfère "joindre au fond" l'examen de la condition de l'épuisement des voies de recours, puisque le constat au fond du défaut du droit de recours interne permet logiquement de rendre recevable la saisine directe de la Cour ; v. par ex. CEDH, sect. IV, 8 juillet 2014, Harakchiev et Tolumov c. Bulgaire, req. n° 15018/11 et 61199/12, en angl. ; § 190]. La portée symbolique de la qualification s'en trouve aussi amoindrie, la démonstration de leur existence se trouvant confondue avec l'examen de la condition de l'épuisement des voies de recours internes. Dans ces conditions, la recevabilité ne ressort pas vraiment de "la répétition d’actes interdits par la Convention", comme la Cour semble l'affirmer, dans une citation de sa jurisprudence, mais plutôt de la caractérisation d'une politique générale et concertée susceptible de porter une atteinte arbitraire d'envergure aux droits de la Convention. Afin de réserver la notion des "pratiques administratives" à l'examen exclusif du fond, pour lui donner comme fonction unique le soulignement de la gravité de la violation des droits de l'Homme, et de rétablir une cohérence dans le raisonnement, sans doute faudrait-il admettre directement, dans un cas comme celui-là, que l'exemption de l'épuisement des voies de recours internes pour la requête étatique se fonde sur leur inefficacité pour ses ressortissants victimes de l’État défendeur, l’État se subrogeant à eux, en quelque sorte, au regard de l'ampleur des actes dénoncés.

Si la notion des "pratiques administratives" gagnerait sans doute à être réservée à l'examen du fond, son régime, surtout quant à la preuve, ne se montre pas conciliant pour l’État défenseur. En revanche, comme le montre les incidences de l'existence d'une "pratique administrative" d'arrestation et de détention sur les garanties de la personne privée de liberté, le ménagement de l’État défenseur apparaît dans les raisonnements tenus par la Grande chambre quant au fond pour établir les violations de la Convention.

II. Les incidences de l'existence d'une "pratique administrative" d'arrestation et de détention sur les garanties de la personne privée de liberté

En l'espèce, la Grande chambre a examiné les différents griefs soulevés par la Géorgie, notamment quant à ceux tenant aux garanties de la personne privée de liberté, en employant une démarche plutôt habituelle, et l'établissement des "pratiques administratives" ne suffit pas en lui-même à caractériser la violation de la Convention dans ces domaines, la qualification, pourtant lourde de sens, n'ayant pas un plein effet quant au fond. L'existence des pratiques administratives sert malgré tout à la Cour à réaliser un examen général concernant l'ensemble des victimes des "pratiques" et à appuyer ses raisonnements lui servant à conclure à la violation, si bien qu'elle finit tout de même par noter une violation de la Convention du fait des "pratiques administratives", caractérisant au moins la gravité de la violation, malgré le maintien d'un certain ménagement de l'Etat défendeur. D'une certaine manière, les "pratiques administratives" constituent une circonstance aggravante de la violation des droits de la Convention du fait de ses modalités particulières, sans véritablement changer la nature du manquement.

Ainsi, concernant le grief tenant à l'expulsion collective, interdit à l'article 4 du Protocole n° 4, la Cour estime de jurisprudence constante que le principe s'oppose à "toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe" [§ 167]. Malgré la démonstration préalable des "pratiques administratives", la Cour a appliqué sa jurisprudence classique pour estimer concrètement que "le déroulement des procédures d’expulsion au cours de cette période [...] ainsi que le nombre de ressortissants géorgiens expulsés [...] rendait impossible un examen raisonnable et objectif de la situation individuelle de chacun d’entre eux" et pour relever ainsi la violation du Protocole, en dépit de l'existence de décisions de justice formelles [§ 175 et s.].

D'autre part, le constat de l'existence des expulsions collectives "implique" pour la Cour la violation de l'article 5 § 1er, en raison du caractère "arbitraire" des arrestations et détentions réalisées pour procéder à leur exécution forcée [§ 186]. Ce raisonnement n'est pas sans ambiguïté. En se référant à l'arbitraire et à la violation de l'article 5 § 1er, plutôt que d'établir précisément les conditions défaillantes parmi celles classiques de la conventionnalité de la détention de l'étranger en attente d'expulsion [v. nos observations précédentes] et plutôt que de se fonder en particulier sur l'article 5 § 1er-f), l'existence des "pratiques administratives" pourrait apparaître comme suffisante au constat de violation. Pourtant, en déduisant directement la violation de l'article 5 de la caractérisation des expulsions collectives, la Cour semble plutôt sanctionner cette privation de liberté, servant l'exécution d'une obligation, celle de quitter le territoire, du fait justement de l'inconventionnalité de l'obligation, la privation de liberté ayant perdu, en quelque sorte, son sens [v., de manière similaire, pour la sanction de la garde à vue ne servant pas à l'exécution de l'obligation pour laquelle elle a été prise, à savoir la conduite du suspect devant l'autorité judiciaire, nos observations précédentes]. Le maintien en détention de l'étranger malgré l'impossibilité de réaliser l'expulsion viole d'ailleurs la Convention sur le fondement du seul article 5 § 1er [v. CEDH, gde ch., 19 févr. 2009, A. et autres c. Royaume-Uni, req. n° 3455/05 : Rec. CEDH ; RSC, 2009, p. 672, obs. J. P. MARGUENAUD]. De manière plus franche encore, la même déduction de la violation de l'article 5 § 4 de l'existence des expulsions collectives semble se distinguer de l'existence des "pratiques administratives" : puisque la caractérisation de l'expulsion collective a permis à la Cour de montrer l'impossibilité d'un véritable examen judiciaire de la situation individuelle des étrangers, le vice se communique logiquement à l'action en contestation de la légalité de la privation de liberté, prévue par l'article 5 § 4. Les violations de l'article 5 apparaissent résulter d'abord de la sanction du caractère collectif de l'expulsion dont les arrestations et les détentions servaient à l'exécution, elle-même établie selon un raisonnement classique, plutôt que de la démonstration de l'existence des "pratiques administratives".

Dès lors, la conventionnalité de l'ordre national d'expulsion, au moins dans son aspect minimal tenant à l'interdiction des expulsions collectives, apparaît comme une nouvelle condition particulière de la légalité de la privation de liberté de l'étranger dans l'attente de son expulsion, au sens de l'article 5 § 1er. L'inconventionnalité de l'ordre national d'expulsion, en raison de l'atteinte que son exécution provoquerait à un autre droit protégé par la Convention, par exemple au droit de mener une vie familiale normale ou au droit de ne pas subir de traitements inhumains et dégradants, pourrait de la même manière entraîner la violation de l'article 5 § 1er, pour la privation de liberté de l'étranger prise pour en assurer l'exécution [la mesure provisoire prise par la Cour européenne des droits de l'Homme, paralysant l'exécution de l'expulsion, n'oblige en revanche pas à libérer l'étranger, mais dans cette hypothèse, par dérogation au droit commun, la Cour européenne des droits de l'Homme contrôle le bien-fondé du maintien en détention au regard des garanties de représentation de l'étranger ; CEDH, sect. I, 14 nov. 2013, Kasymakhunov c. Russie, req. n° 29604/12, en angl.].

Enfin, concernant le grief de l'indignité des conditions de détention, la Cour s'est aussi livrée à une analyse classique en l'espèce, sanctionnant la surpopulation [§ 193 et s. ; v. nos observations précédentes]. On notera toutefois que, pour des conditions particulièrement sévères, cumulant la grave surpopulation et l'insalubrité [§ 203], la courte période de détention [en l'espèce, les étrangers étaient détenus entre deux et une quinzaine de jours ; § 193] n'empêche pas la violation de la Convention, sans que cette appréciation ne soit non plus particulière à l'existence des "pratiques administratives" [v. par ex. pour la sanction, à la suite d'une requête individuelle, de l'indignité des conditions matérielles de détention ayant duré une semaine, CEDH, sect. I, 1er août 2013, Horshill c. Grèce, req. n° 70427/11]. Si on voit mal comment des faits caractérisant des "pratiques administratives" ne pourraient pas entraîner une violation de l'article 5 § 1er et de l'article 5 § 4 de la Convention, l'appréciation concrète, même dans ce cas, de la dignité des conditions de détention pourrait en revanche exclure la violation de l'article 3, en cas de respect du standard pénitentiaire européen, malgré l'infliction délibérée d'une privation de liberté lourdement marquée par l'arbitraire.

Cette volonté de ménagement de l’État défendeur, qui limite l'essor de la notion de "pratiques administratives", ressort d'ailleurs clairement du refus de la Cour européenne des droits de l'Homme d'examiner les griefs invoqués [ceux de l'article 4 du protocole n° 4, de l'article 3, de l'article 5 § 1 et de l'article 5 § 4] en combinaison avec les articles 14 [celui-ci prohibe "la discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la Convention"] et 18 [celui-ci prohibe le détournement d'une ingérence à un droit autorisée par la Convention], malgré leur soulèvement par l'Etat géorgien, la Grande chambre se contentant des constats de violation autonomes. La notion d'organisation présente dans la définition de la notion de "pratiques administratives" posait pourtant nécessairement la question du détournement volontaire ou de l'usage discriminatoire des atteintes à la liberté individuelle.

Cette limitation de l'effet des "pratiques administratives" quant au fond est d'autant plus dommage que la part de ménagement de l’État défendeur dans la matière de la requête inter-étatique s'amenuise partout ailleurs, comme le montre, dans cet arrêt, l'établissement de la preuve des "pratiques administratives" ou le montre, dans un autre récent, le prononcé d'une satisfaction équitable d'un montant de 90 millions d'euros, dont une partie au moins pourrait apparaître comme punitive [CEDH, gde ch., 12 mai 2014, Chypre c. Turquie, req. n° 25781/94, satisfaction équitable ; RDLF, 2014, chron. n° 17, comm. S. Platon]. Sur ce point, l'arrêt ici signalé n'apporte aucun élément, la Grande chambre ayant réservé la question à un examen ultérieur [§ 238 et s.].

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