lundi 3 août 2015

[obs.] Le peu de droits du suspect interrogé librement : la persistance du lien entre droits de la défense et privation de liberté [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08]


1. L’audition du suspect sans contrainte devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il y a des questions dont on attendait impatiemment la solution et qui sont finalement tranchées au moment où elles n’ont pratiquement plus d’intérêt... Tel est le cas de la question du contenu des droits de la défense applicable au suspect entendu librement par la police, tranché récemment par la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 6 [CEDH, sect. II, 16 juin 2015, Schmid-Laffer c. Suisse, req. n° 41269/08], alors que le droit français a déjà consacré au profit du suspect en audition libre les droits à l’assistance d’un avocat durant l’interrogatoire et à la notification du droit au silence [art. 61-1 CPP – v. M. Toullier, « Le statut du suspect à l'ère de l'européanisation de la procédure pénale : entre “petite” et “grande” révolutions » ; RSC, 2015, p. 127 ou S. Pellé, « Garde à vue : la réforme de la réforme (acte I) » ; D., 2014, p. 1508], réalisant ainsi une coupure forte entre la privation de liberté du suspect et le déclenchement des droits de la défense. Pour autant, on aurait tort de ne pas s’intéresser à la solution adoptée, surtout lorsqu’elle confirme la direction générale prise par la Cour européenne des droits de l’Homme quant aux droits de la défense du suspect, tendant à réduire progressivement les potentialités de ses célèbres arrêts Salduz [CEDH, gde ch., 27 nov. 2008, Salduz c. Turquie, req. n° 36391/02 : Rec. CEDH, 2008 ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; AJDA, 2009, p. 852, chron. J.‑F. Flauss ; JCP, 2009, I, n° 104, chron. F. Sudre ; Dr. pénal, 2009, n° 4, chron. E. Dreyer] et Dayanan [CEDH, sect. II, 13 nov. 2009, Dayanan c. Turquie, req. n° 7377/03 : AJP, 2010, p. 27, note C. Saas ; D., 2009, p. 2897, note J.‑F. Renucci ; RSC, 2010, p. 231, obs. D. Roets ; Gaz. Pal., 3 déc. 2009, note H. Matsopoulou ; Dr. pénal, 2010, n° 3, chron. V. Lesclous], dont l’éclat ne fait que s’atténuer. En l’espèce, l’amant d’une femme en instance de divorce avait poignardé le mari de celle-ci, avait été arrêté immédiatement et avait avoué la tentative de meurtre. La requérante avait été entendue librement et en qualité de témoin le 1er août, sans avoir bénéficié de la notification de son droit de garder le silence ou de tout autre droit, ni de l’assistance d’un avocat et elle avait tenu des déclarations incriminantes : elle avait admis avoir évoqué avec son amant la possibilité d’assassiner son mari pour plaisanter et avait décrit le déroulement du jour des faits duquel il ressortait qu’elle pouvait difficilement avoir ignoré le projet de son amant [Schmid‑Laffer : préc. ; § 10]. La requérante n’avait toutefois pas avoué franchement avoir incité son amant à tuer son mari, ce qu’elle fit plus tard alors qu’elle était placée en détention provisoire, avant de se rétracter, après avoir pu enfin bénéficier de l’assistance d’un avocat commis d’office. Elle était finalement condamnée, notamment, pour avoir incité son amant à commettre le crime. Devant la Cour européenne des droits de l’Homme, c’est uniquement son audition du 1er août que la requérante critiquait sur le fondement de l’article 6, et celle-ci se plaignait, plus précisément, d’une atteinte à son droit de garder le silence. L’arrêt concerne donc directement la question de l’applicabilité des droits de la défense, tels qu’ils ressortent de l’article 6, au suspect interrogé sans contrainte.


2. La reconnaissance du droit du suspect interrogé librement « de garder le silence ». Les garanties de l’article 6 s’appliquent à la personne faisant l’objet d’« une accusation en matière pénale ». Du fait de l’extension de la protection de l’article 6 au suspect en garde à vue réalisée par les arrêts Salduz et Dayanan, l’accusé est donc aussi une personne contre laquelle il existe « des raisons plausibles de soupçonner » qu’elle a commis une infraction, sans quoi l’article 5 § 1er-c) ne serait pas respecté. Encore que dans ce cas, l’application des garanties de l’article 6 est aussi liée à la privation de liberté du suspect [« un accusé doit, dès qu'il est privé de liberté (souligné par nos soins), pouvoir bénéficier de l'assistance d'un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu'il subit » ; Dayanan : préc. : § 32]. Avant même ses développements sur l’assistance d’un avocat, la Cour européenne des droits de l’Homme a reconnu le bénéfice du droit de se taire au suspect en garde à vue [CEDH, gde ch., 8 févr. 1996, John Murray c. Royaume-Uni, req. n° 18731/91]. De manière plus originale, l’arrêt Schmid‑Laffer a conclu à la recevabilité du grief de la violation du « droit de garder le silence » [c’est cette notion qui est employée par la Cour] et à l’application des « garanties de l’article 6 § 1 dès ce stade de la procédure » concernant l’interrogatoire de la requérante du 1er août [ibid., § 31], reconnaissant ainsi l’application du droit de garder le silence au suspect entendu librement. La solution ne présente pas non plus de réelle surprise, puisque les arrêts plus anciens forgeant le droit de garder le silence se sont toujours référés largement à « l’interrogatoire », sans jamais soumettre l’application du droit à l’existence d’une privation de liberté et puisque la jurisprudence européenne saisit depuis longtemps des pans de l’enquête sous l’angle de l’article 6 [CEDH, gde ch., 11 juil. 2006, Jalloh c. Allemagne, req. n° 54810/00 ; § 110].
Encore faut-il définir le niveau de suspicion faisant naître le droit de garder le silence, alors que l’interrogatoire de la personne en liberté peut concerner le suspect tel que défini à l’article 5 § 1er-c), mais aussi le témoin contre lequel aucun élément à charge n’est connu de la police ou le mis en cause contre lequel des éléments à charge d’intensité relative existent, sans que ceux-ci ne soient suffisants pour entraîner un placement en garde à vue. Le droit français a consacré l’application des droits de la défense dès lors que l’audition libre concerne la personne contre laquelle « il existe des [souligné par nos soins] raisons plausibles de soupçonner » qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction [art. 61-1 CPP]. La loi a ainsi ouvert l’application des droits de la défense à un niveau de suspicion plus élevé que celui permettant le placement en garde à vue et l’octroi du statut protecteur qui y est adossé, lesquels concernant la personne « à l'encontre de laquelle il existe une [souligné par nos soins] ou plusieurs raisons plausibles de soupçonner » qu’elle a commis une infraction [art. 62‑2 CPP] : là où une seule raison suffit à déclencher l’application des droits de la défense pour le gardé à vue, il faut une pluralité de raison pour déclencher les droits de la défense du suspect interrogé librement. C’est qu’avant l’ouverture d’une information, la privation de liberté conserve toujours un rôle, même grandement diminué, dans le déclenchement des droits de la défense.
En l’espèce, la Cour européenne des droits de l’Homme s’est principalement intéressée à la question posée par le policier quant à savoir si la requérante avait déjà évoqué avec son amant la possibilité de tuer son mari – « Aviez-vous déjà parlé au préalable de liquider le problème [O.]S. par la violence ? » –, question qui, il est vrai, montrait que le policier la suspectait et était de nature à provoquer des déclarations auto-incriminantes [ibid., § 31] pour admettre la recevabilité de la requête. Plus tard, dans son examen du fond, la Cour en déduisait que « l’interrogatoire du 1er août 2001 était, en tant que tel, susceptible de porter atteinte à l’équité du procès pénal mené ultérieurement contre la requérante », si bien que « dans les circonstances de l’espèce, il appartenait à la police d’informer la requérante de ses droits de ne pas s’incriminer soi-même et de garder le silence lors de l’interrogatoire » [Schmid‑Laffer : préc. ; § 39]. Autrement dit, la question policière posée à l’individu portant, plutôt directement ici, sur sa commission d’une infraction, en a fait un suspect, ou pour reprendre la terminologie européenne, un « accusé » au sens de l’article 6, et celle-ci a déclenché le droit de garder le silence dont la requérante aurait dû recevoir notification. Il est intéressant de noter sur ce point que la Cour s’intéresse d’abord au sens de la question posée par le policier, plutôt qu’à la réponse donnée par la requérante, notamment quant à son éventuel caractère auto-incriminant.
Pour autant, il ressort du raisonnement de la Cour a contrario que l’existence contre le suspect de lourdes charges dont la police a connaissance avant l’audition est de nature à imposer la notification du droit de garder le silence dès le début de l’interrogatoire [la Cour a affirmé en l’espèce qu’« aucun élément du dossier n’indique que la police aurait eu en sa possession des informations incriminant la requérante à tel point qu’elle aurait dû être traitée comme une accusée lors de l’interrogatoire du 1er août 2001 et qu’elle aurait dû être informée de son droit de garder le silence » [Schmid‑Laffer : préc. ; § 29], et si la police avait en l’espèce obtenu des éléments à charge avant l’interrogatoire du 1er août, la Cour ne les a pas estimés suffisants pour déclencher les droits de la défense [l’interrogatoire a eu lieu le lendemain de la tentative de meurtre après l’arrestation de l’amant, qui a, selon les termes de l’arrêt, immédiatement avoué les faits et expliqué avoir agi pour venir en aide à la requérante, alors que la victime avait déjà porté plainte préalablement contre les deux amants pour une première tentative de meurtre, tenant dans le sabotage de son véhicule ; Schmid‑Laffer : préc. ; § 8 et s.]. La formulation européenne est stricte, et dès lors, le niveau de suspicion nécessaire au déclenchement de la notification du droit de se taire dès le début de l’audition de la personne en liberté pourrait se situer, aussi dans la jurisprudence européenne, au-delà du seuil de suspicion permettant le placement en garde à vue et le déclenchement des droits de la défense y étant attachés, fixé à l’existence de « raisons plausibles » par le texte de la Convention.
En revanche, la Cour n’a pas vraiment tenu compte en l’espèce des déclarations spontanées faites par la requérante, non pas que la police n’ait eu aucune initiative dans leur obtention, mais que la requérante les ait tenues sans répondre à des questions précises posées, sauf en retenant de manière générale l’application du droit au silence à l’interrogatoire du 1er août « à la lumière de l’ensemble des circonstances » [pour reprendre les distinctions françaises, le suspect a le droit « de faire des déclarations, de répondre aux questions qui lui sont posées ou de se taire » ; art. 63-1 CPP]. Est-ce à dire pour autant que le mis en cause et le témoin ne doivent pas bénéficier de la notification du droit de garder le silence, si ce n’est d’emblée, au moins en cas d’émission de déclarations auto-incriminantes au cours de l’audition, soit par les réponses données aux questions, soit par des déclarations spontanées ? En droit français, la révélation de « raisons plausibles » de soupçonner que la personne entendue a commis une infraction lors de l’audition impose l’application du régime de l’audition libre et la notification du droit de se taire. Au regard du critère suffisamment large employé par la Cour européenne des droits de l’Homme, tenant au recueil d’un élément « susceptible de porter atteinte à l’équité du procès pénal mené ultérieurement », [Schmid‑Laffer : préc. ; § 39 – v. aussi les précédents rappelés au § 36], même dans ces hypothèses, la jurisprudence européenne reconnaîtrait sans doute l’application du droit de garder le silence. En dernier lieu, il faut noter que la Cour ne distingue pas tellement entre les déclarations faites avant la question posée de celles faites après la question posée, de sorte que, strictement, l’on pourrait sans doute soutenir que pour poser celle-ci valablement, il aurait fallu que la notification du droit de garder le silence ait eu lieu dès le début de l’interrogatoire. Sans doute pousse-t-on trop la subtilité ici. Il reste en tout cas que le champ d’application du droit de garder le silence demeure large, mais sa protection n’est que relative.

3. La valeur relative du droit de garder le silence. Le droit de garder le silence, composante du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, « concerne en premier lieu le respect de la détermination d’un accusé à garder le silence au cours d’un interrogatoire et à ne pas être contraint à formuler une déclaration » [Jalloh : préc. ; § 110]. Ce droit « sert en principe à protéger la liberté d'un suspect de choisir de parler ou de garder le silence alors qu'il est interrogé par la police » [CEDH, sect. IV, 5 nov. 2002, Allan c. Royaume-Uni, req. n° 48539/99 ; § 50]. En réalité, l’interdiction d’arracher au suspect des déclarations auto‑incriminantes revêt plusieurs dimensions. D’abord, la violence physique destinée à l’obtention de déclarations incriminantes relève de la prohibition de la torture, des traitements inhumains et dégradants posée à l’article 3. Ensuite, le droit de garder le silence, dans sa conception la plus forte, permet d’interdire ou d’encadrer certains procédés adossés à l’interrogatoire dont l’effet est de provoquer des déclarations auto-incriminantes, comme obliger le suspect à prêter serment [CEDH, sect. V, 14 oct. 2010, Brusco c. France, req. n° 1466/07 ; Dr. pén., 2010, ét. n° 29, comm. C. Mauro ; D., 2010, p. 2950, obs. J.‑F. Renucci ; ibid., p. 2696, entretien Y. Mayaud ; ibid., p. 2783, chron. J. Pradel ; ibid., p. 2850, point de vue D. Guérin ; RSC, 2011, p. 211, obs. D. Roets ; JCP, 2010, n° 1064, obs. F. Sudre ; Gaz. Pal., 19 oct. 2010, p. 18, note M. Bougain ; Procédures, 2010, comm. n° 419, note A.‑S. Chavent‑Leclère] prendre en compte le silence comme un élément à charge [Murray, gde ch., préc.] ou encore incriminer le fait pour le suspect de garder le silence [CEDH, sect. V, 15 nov. 2012, Grinenko c. Ukraine, n° 33627/06, en angl.]. Enfin, dans sa conception la plus faible, qui ne s’oppose pas à l’interrogatoire policier ni à l’usage de techniques consubstantielles et dialectiques visant à l’obtention d’éléments à charge, le droit de garder le silence a pour principal incidence l’obligation de notifier au suspect ledit droit.
Il y a ici une part de fiction qui voudrait que l’obtention de déclarations incriminantes, malgré la notification préalable dont l’effet neutraliserait toute pression psychologique, relèverait de la volonté éclairée du suspect de participer librement à l’enquête. Une telle conception est d’autant plus fictionnelle lorsque, comme en France, l’expression de la volonté du suspect de bénéficier du droit au silence n’empêche pas l’enquêteur de poursuivre son questionnement ni de recourir ultérieurement à d’autres auditions au cours de la même garde à vue. Le droit de garder le silence ne peut avoir de réelle valeur qu’en cas d’intervention d’un avocat, à condition que celui-ci ait pu s’entretenir avec le suspect avant l’audition, dès lors que les déclarations qui s’ensuivraient peuvent être plus logiquement considérées comme une renonciation éclairée au silence [v. pour ce raisonnement, CEDH, sect. I, 24 oct. 2013, Navone et autres c. Monaco, req. nos 62880/11, 62892/11 et 62899/11 ; § 74]. La notification du droit n’apparaît alors guère plus protectrice, tant l’avocat peut alors lui-même expliquer le sens et la portée du principe. Autant dire que reconnaître au suspect libre le droit à la notification du droit de garder le silence, sans l’accompagner du droit à l’assistance d’un avocat [v. infra, n° 4], n’est guère protecteur en soi. D’autant plus que la Cour européenne des droits de l’Homme ne semble pas exiger que l’état de liberté du suspect lui soit notifié, afin de prévenir toute confusion de celui‑ci sur son état et d’écarter toute pression psychologique qui en résulterait [pour comparaison, le Conseil constitutionnel dans sa décision validant l’audition libre avait reconnu que « le respect des droits de la défense exige qu'une personne à l'encontre de laquelle il apparaît, avant son audition ou au cours de celle-ci, qu'il existe des raisons plausibles de soupçonner qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction pour laquelle elle pourrait être placée en garde à vue, ne puisse être entendue ou continuer à être entendue librement par les enquêteurs que si elle a été informée de la nature et de la date de l'infraction qu'on la soupçonne d'avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie » ; Cons. const., déc. n° 2011-191/194/195/196/197 QPC du 18 nov. 2011, [Mme A.] : J. O., 19 nov. 2011, p. 19480 ; D., 2011, p. 3034, comm. H. Matsopoulou ; Dr. pén., 2012, ét. n° 4, comm. J. Leroy ; JCP, 2011, n° 452, note J. Pradel ; Gaz. Pal., 22 nov. 2011, comm. O. Bachelet ; Gaz. Pal., 7 juil. 2011, p. 12, comm. G. Straehli ; Gaz. Pal., 3 mai 2011, p. 12, obs. D. Marais ; LPA, 4 juin 2012, p. 8, chron. V. Tellier‑Cayrol].
Le droit de garder le silence a une valeur d’autant plus relative que l’obtention de déclarations incriminantes du suspect sans sa notification préalable ne viole pas nécessairement l’article 6 : « pour rechercher si une procédure a anéanti la substance même du droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination, la Cour doit examiner la nature et le degré de la coercition, l’existence de garanties appropriées dans la procédure et l’utilisation qui est faite des éléments ainsi obtenus » [Schmid‑Laffer : préc. ; § 38]. En l’espèce, la Cour a étudié uniquement le critère de l’utilisation des éléments obtenus, pour écarter la violation de la Convention, si bien que l’emploi d’une coercition de nature modérée et de faible degré comme l’existence de nombreuses garanties au profit du suspect dans la procédure apparaissent aussi de nature, pris isolément, à écarter la violation de la Convention, quelle que soit l’utilisation faite des propos. Quant au critère de l’utilisation des propos en particulier, pas moins de trois caractères manquaient selon la Cour pour établir une violation de la Convention. D’abord, la simple déclaration du suspect contenant des éléments à charge comme en l’espèce [soit l’aveu d’avoir évoqué le meurtre en plaisantant et la description réalisée de la journée de la tentative dont il ressortait que l’amante avait vraisemblablement connaissance des projets de son amant et avait été informée du déroulement de la tentative] n’est pas nécessairement auto-incriminante pour la Cour, si bien que, même sans limiter la notion à des aveux, les éléments à charge doivent être au moins univoques et sans aucune ambiguïté : la Cour notait en effet qu’« à la lecture du procès-verbal [de l’]interrogatoire [du 1er aout] la requérante ne s’était pas incriminée à cette occasion » [ibid., § 39]. Ensuite, la motivation de la décision de condamnation doit sans doute se référer aux déclarations faites en violation du droit de garder le silence, ce qui n’était pas le cas en l’espèce : « la requérante, dûment représentée par un avocat devant les tribunaux internes et devant la Cour, ne précise pas exactement quelles déclarations faites lors de l’interrogatoire du 1er août 2001 auraient ultérieurement été utilisées par les autorités suisses pour fonder sa condamnation » [ibid.]. Enfin, les déclarations doivent même avoir tenu un rôle déterminant dans la condamnation, la Cour écartant la violation en notant que « la condamnation n’a pas été prononcée sur la seule base des informations obtenues au cours de l’interrogatoire du 1er août 2001 » [ibid.]. De manière évidente, le droit de garder le silence bénéficie d’une protection nettement moindre que le droit à l’assistance de l’avocat, domaine dans lequel « il est en principe porté une atteinte irrémédiable aux droits de la défense lorsque des déclarations incriminantes faites lors d’un interrogatoire de police subi sans assistance possible d’un avocat sont utilisées pour fonder une condamnation. » [Saluz, gde ch. : préc. ; § 55].
La Cour européenne des droits de l’Homme a simplement transposé au suspect entendu librement sa jurisprudence classique en la matière [Jalloh, gde ch. : préc. ; § 101], sans tenir compte du fait que, dans le standard européen, le suspect entendu librement lors de l’enquête ne bénéficie que de cette seule protection quant aux droits de la défense. Surtout, au regard du critère de «  la nature et le degré de la coercition », l’absence de privation de liberté complique l’établissement d’une violation de la Convention du fait de l’utilisation de déclarations incriminantes obtenues en violation du droit au silence : même s’agissant du droit de garder le silence, non pas tant dans son application, mais dans sa portée, l’existence d’une privation de liberté conserve un rôle essentiel. Dans tous les cas, la Cour européenne des droits de l’Homme surestime la valeur du droit de garder le silence, soit qu’elle considère qu’il soit suffisant pour protéger le suspect entendu librement, à défaut de toute autre composante des droits de la défense [Schmid‑Laffer : préc.], soit qu’elle considère que sa reconnaissance nationale justifie d’une intervention limitée de l’avocat pour le suspect en garde à vue [CEDH, sect. V, 9 avr. 2015, A. T. c. Luxembourg, req. n° 30460/13 ; § 79 : la Cour, pour écarter l’accès de l’avocat au dossier durant la garde à vue, notait, notamment, que le suspect bénéficiait du droit de garder le silence].

4. La consécration implicite de l’absence de droit à l’assistance d’un avocat pour le suspect librement interrogé. La requérante n’invoquait pas de violation de son droit à l’assistance d’un avocat. La Cour européenne des droits de l’Homme n’a cependant nullement évoqué les arrêts Salduz et Dayanan dans ses raisonnements sur la recevabilité ou le fond. Elle n’a pas plus évoqué d’articulation possible entre le droit de garder le silence et le droit d’être assisté par un avocat pour le suspect en audition libre. Plus directement, la Cour s’est fondée dans son raisonnement sur l’arrêt Zaichenko [CEDH, sect. I, 18 févr. 2010, Aleksandr Zaichenko c. Russie, req. n° 39660/02, en angl.]. Il en ressort que celui-ci devient une référence concernant les droits de la défense du suspect interrogé durant l’enquête, en dehors du cadre fixé par les arrêts Danayan et Salduz, qui délimitent – plus ou moins clairement – le champ des droits de la défense pour le suspect en garde à vue. Or l’arrêt Zaichenko ne faisait pas qu’évoquer le droit de garder le silence, mais il posait le principe reliant l’application du droit à l’assistance de l’avocat du suspect à l’existence d’une privation de liberté, et même à une privation de liberté d’une intensité suffisamment élevée pour pouvoir provoquer des déclarations auto-incriminantes [comme la garde à vue, assurément]. En effet, dans cette dernière affaire, s’agissant de l’interrogatoire du suspect, sur les lieux d’un contrôle routier, en présence de deux témoins, bien que celui fût, selon les termes de la Cour, privé de liberté pour ne pas pouvoir quitter les lieux librement [ibid., § 48], la juridiction a estimé que la liberté d’action du requérant n’avait pas été suffisamment atteinte pour justifier l’assistance d’un avocat [ibid., § 49 : « the circumstances of the case […] disclose no significant curtailment of the applicant's freedom of action, which could be sufficient for activating a requirement for legal assistance already at this stage of the proceedings »]. En choisissant de faire de l’arrêt Zaichenko une référence utile pour régler le cas du suspect entendu librement – les mêmes principes s’appliquent donc au cas du suspect entendu dans le cadre d’une privation de liberté n’entravant pas suffisamment la liberté d’action du suspect, tandis qu’en cas de liberté d’action suffisamment entravée, les principes applicables dérivent des arrêts Salduz, Dayanan et de leurs suites –, il faut bien en déduire que dans le standard européen, le lien entre privation de liberté du suspect pendant l’enquête et droit à l’assistance d’un avocat subsiste.
Un tel lien a longtemps prévalu dans un consensus juridictionnel. Ainsi, le Conseil constitutionnel a-t-il sanctionné le droit de la garde à vue en raison de la carence pour « la personne ainsi interrogée, alors qu'elle est retenue contre sa volonté [souligné par nos soins], de bénéficier de l'assistance effective d'un avocat » [Cons. const., déc. n° 2010-14/22 QPC du 30 juil. 2010, [M. W.] : J. O., 31 juil. 2010, p. 14198 ; RTD civ., 2010 p. 513, obs. P. Puig ; RSC, 2011, p. 139, obs. A. Giudicelli ; D., 2010, p. 2254, obs. J. Pradel ; AJP, 2010, p. 470, comm. J.‑B. Perrier ; Constitutions, 2010, p. 571, comm. E. Daoud et E. Mercinier ; RSC, 2011, p. 165, obs. B. de Lamy ; consid. n° 28]. Quant à l’arrêt Dayanan, il proclamait qu’« un accusé doit, dès qu'il est privé de liberté [souligné par nos soins], pouvoir bénéficier de l'assistance d'un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu'il subit » [Dayanan : préc. : § 32]. La Chambre criminelle a aussi exclu que l’assistance d’un avocat profite au suspect subissant une perquisition dès lors que la personne « n'est ni privée de liberté [souligné par nos soins] ni entendue sur les faits qui lui sont reprochés » [Cass. crim., 3 avr. 2013, n° 12-88.428 : Bull. crim., n° 74; D., 2013, p. 1940, note S. Detraz ; AJP, 2013, p. 420, obs. L. Belfanti]. Si le droit français a réalisé la rupture d’un tel lien [v. supra, n° 1, pour la consécration des droits de la défense au profit du suspect interrogé en audition libre], c’est sous la pression du droit communautaire : la directive 2013/48/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2013 relative au droit d’accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales dégage le droit à l’assistance d’un avocat au profit du suspect pour différents actes d’enquête, dont l’interrogatoire policier, indépendamment de l’existence d’une privation de liberté [art. 3]. La Cour européenne des droits de l’Homme propose donc un standard moins protecteur, en maintenant une position peu respectueuse du principe de la nécessité de la privation de liberté, puisqu’il en ressort paradoxalement que le suspect a pratiquement intérêt à être détenu pour bénéficier des droits de la défense, plutôt que d’être entendu librement, le respect de sa liberté individuelle s’accompagnant d’une gamme limitée quant aux droits de la défense qui lui sont reconnus.

5. L’affirmation de plus en plus claire d’une vision minimale des droits de la défense du suspect. Après le coup de frein de la Cour européenne des droits de l’Homme quant à l’accès de l’avocat au dossier durant la garde à vue [A. T. c. Luxembourg : préc. ; v. notre comm.], voilà que la Cour ne reconnaît au bénéfice du suspect entendu librement durant l’enquête que le seul droit de garder le silence, tout en étendant à cette matière la protection relative du droit qu’elle a dégagée ailleurs. Au regard de ces arrêts, il est clair que la Cour européenne des droits de l’Homme se refuse à doter le suspect durant l’enquête de larges droits de la défense, par égard pour le procès équitable. L’apport récent le plus vigoureux consiste donc dans le droit du suspect à l’assistance d’un avocat en garde à vue. Or, l’importance de la privation de liberté dans la détermination du paquet des droits applicables, vérifiée pour le champ d’application du droit à l’assistance de l’avocat mais également pour la portée du droit de garder le silence, modifie le sens de l’intervention de l’avocat, malgré l’utilisation de l’article 6, dont le champ est en principe indifférent à l’existence d’une mesure de cette nature. Il ne s’agit plus seulement de renforcer le contradictoire lors de la phase d’enquête, mais aussi d’assurer que le suspect ne sera soumis à aucun mauvais traitement et d’admettre pendant la garde à vue un contrôle privé du respect de ses droits générés par l'arrestation [par exemple, pour reprendre la garde à vue, le droit à un examen médical ou le droit de faire prévenir un tiers]. Cette fonction de l’intervention de l’avocat en garde à vue apparaissait finalement dès l’arrêt Salduz : « le droit de tout détenu à l’obtention de conseils juridiques constitue une garantie fondamentale contre les mauvais traitements » [Salduz, gde ch. : préc. ; § 54]. À considérer que cette dernière fonction est principale, et que celle de l’amélioration du contradictoire n’est que modérément développée par la Cour, il y a alors une certaine cohérence à exiger l’intervention de l’avocat en garde à vue, sans ménager son accès au dossier, ou à exclure le droit à l’assistance de l’avocat au profit du suspect librement entendu, pour le réserver à celui en garde à vue. Dans cette conception, plus qu’un droit à l’assistance d’un avocat pour le suspect [v. la fameuse incidente de l’arrêt Dayanan pour la description des composantes de cette assistance], c’est une intervention de l’avocat en garde à vue que la Cour européenne des droits de l’Homme consolide.

6. Le commentateur et le juge : bis repetita placent. Comme pour l’accès au dossier de l’avocat du suspect placé en garde à vue [v. notre comm. de l’arrêt A. T. c. Luxembourg], la solution européenne quant à l’applicabilité de l’assistance de l’avocat au profit du suspect libre n’était pas véritablement prévisible et plusieurs auteurs avisés ont estimé avant cet arrêt que la Convention imposait la reconnaissance, au profit du suspect libre, du droit à l’assistance d’un avocat [v. par ex. B. Danlos, « De quelques contre-vérités sur la jurisprudence de la CEDH en matière pénale » ; AJP, 2014, p. 404 ou E. DAoud et C. Ghrénassia, « Audition libre : le soleil se lève à l'Est ? » ; Constitutions, 2013, p. 67]. Car si la solution de l’arrêt Zaichenko liant droit à l’assistance du suspect par un avocat et privation de liberté [v. supra, n° 4] ressort nettement renforcée par l’arrêt ici commenté, quand bien même la requérante se plaignait uniquement de la violation de son droit de garder le silence, un autre arrêt, totalement absent du raisonnement de la Cour à la différence du premier cité, milite pour reconnaître l’application du droit à l’assistance de l’avocat au profit du suspect entendu librement [CEDH, sect. V, 27 oct. 2011, Stojkovic c. France et Belgique, req. n° 25303/08 : RTDE, 2012, p. 369, comm. E. Palvadeau ; RSC, 2012, p. 241, obs. J.‑P. Marguénaud ; AJP, 2012, p. 93, note J.‑R. Demarchi ; § 49 et s.]. En l’espèce, la Cour avait reconnu que le suspect aurait dû bénéficier de l’assistance d’un avocat, bien que celui-ci « ne faisait l’objet d’aucune mesure restrictive ou privative de liberté au titre de la procédure en cause ». La portée de l’arrêt prêtait toutefois à discussion au regard des circonstances particulières de l’espèce. D’abord, le requérant était détenu pour une autre cause au moment de l’interrogatoire. Ensuite, l’audition réalisée par les policiers belges dans le cadre d’une commission rogatoire internationale avait donné lieu à la notification des droits en vertu du droit belge et du droit français, droits contradictoires quant à l’assistance d’un avocat, entraînant de l’aveu de la Cour une « certaine confusion dans l’esprit du requérant ». Enfin, le requérant devait être entendu, selon la commission rogatoire, au titre de témoin assisté, au sens de la législation française. La construction de la jurisprudence européenne génère parfois des digressions ou des solutions trop marquées par les circonstances particulières de l’espèce qu’il faut relativiser. Et cela, quand bien même la Cour européenne des droits de l’Homme est elle‑même capable de faire ultérieurement d’un arrêt à la portée incertaine un arrêt de référence, au détriment d’autres précédents gommés de ses raisonnements, comme ici la prévalence donnée à l’arrêt Zaichenko [si l’on se rappelle ainsi de la relativisation faite par la Cour de la portée de l’arrêt Sapan dans l’arrêt A. T. c. Luxembourg – v. notre comm. précité –, l’arrêt Zaichenko n’apparaît pas véritablement plus comme un arrêt de principe] sur l’arrêt Stojkovic. On s’en réjouira ou on s’en plaindra, selon que l’on préfère la cohérence ou le dynamisme dans la construction de l’œuvre jurisprudentielle. Celle de la Cour européenne, concernant le suspect, n'est en tout cas pas linéaire et après le flux des arrêts Salduz et Dayanan, l'heure est au retrait. On remarquera finalement que l’arrêt Schmid-Laffer ne comporte pas d’exposé substantiel des principes applicables au suspect interrogé librement, et des évolutions, notamment sur le droit à l’assistance d’un avocat ou sur la valeur du droit de garder le silence, demeurent possibles. Celles‑ci sont souhaitables pour un retour à la cohérence.

7. Le retour à la cohérence. Instauration d’un contrôle privé de la privation de liberté généralisé, respect de la nécessité de la privation de liberté, vigueur des droits de la défense pénale et vigueur des droits de la défense contre la privation de liberté, voici les directions à suivre pour redonner de la cohérence à la matière. D’abord, si la Cour consolide pour le suspect arrêté le droit à l’intervention d’un avocat pour prévenir tout mauvais traitement et contrôler le respect de ses droits générés par l'arrestation [v. sur le paquet de droits généré par l'arrestation, évoqué concernant l'aliéné privé de liberté, nos obs. ici], la même protection devrait logiquement être élargie au profit de toute personne arrêtée, qu’il s’agisse d’un cas de police judiciaire ou de police administrative, dès lors que celle-ci encourt la même soumission que le suspect aux forces de police. Pourtant, la Cour européenne des droits de l’Homme refuse pour l’instant de tirer de l’article 5 de la Convention un droit général à l’intervention d’un avocat dès l’arrestation de la personne [CEDH, sect. II, 28 août 2012, Simons c. Belgique, req. n° 71407/10, déc. : D., 2012, p. 2644, comm. F. Fourment ; JCP, 2012, n° 1221, note K. Blay-Grabarczyk], celui du suspect se fondant sur l’article 6. D’autre part, le principe de la nécessité de la privation de liberté impose de maintenir la possibilité d’entendre librement le suspect, dès lors que le recours à la détention n’est pas indispensable à la réalisation de l’acte d’enquête. Dans ces conditions, en vue de la préservation du procès équitable, il doit être reconnu au suspect l’application des droits de la défense, et notamment du droit à l’assistance de l’avocat, dans une ampleur au moins équivalente à celle qui existe actuellement dans le standard européen pour le suspect placé en garde à vue. Enfin, dès lors que la privation de liberté entraîne indubitablement une pression supplémentaire sur le suspect et puisque celui-ci risque d’être maintenu en privation de liberté au terme de sa garde à vue, soit qu’il soit rapidement condamné, soit qu’il soit placé en détention provisoire, les droits de la défense pénale comme les droits de la défense contre la privation de liberté [v. L. Mortet, Essai d’une théorie générale des droits d’une personne privée de liberté, th., Nancy, 2014] s’ajoutent et exigent que le suspect en garde à vue bénéficie des droits d’une large étendue, qu’il s’agisse d’un droit de garder le silence d’une portée renforcée ou d’un droit à l’assistance d’un avocat pourvu de l’accès au dossier.


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