mercredi 11 novembre 2015

[obs.] La détention des étrangers sur l’île de Lampedusa : la réalité et les droits de l’Homme [à propos de CEDH, sect. II, 1er sept. 2015, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12]


1. La description de la réalité : le cas de l'île de Lampedusa devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Les faits tels qu’établis par la Cour européenne des droits de l’Homme prennent une reconnaissance particulière, profitant d’un éclairage international et revêtant un caractère impartial, pour émaner d’une juridiction [au point d’ailleurs que la question de l’établissement des faits est parfois particulièrement épineuse pour la Cour ; v. sur la question du génocide arménien, CEDH, gde ch., 15 oct. 2015, Perincek c. Suisse, req. n° 27510/08 et les différentes opinions séparées]. La structure même des arrêts participe à une mise en valeur des faits : leur description y tient une place importante, dès lors que la Cour, en principe du moins – et parfois en apparence seulement –, adopte une analyse in concreto, au risque de compliquer l’analyse de la portée de ses raisonnements [relire l’arrêt Salduz]. Certains arrêts brillent pratiquement par le seul établissement des faits [par exemple, la description du processus de détention secrète orchestré par la CIA est sans doute plus éclairante que la sanction d'un tel procédé, inévitable ; v. CEDH, sect. IV, 24 juil. 2014, Al Nashiri et Abu Zubaydah c. Pologne, req. nos 28761/11 et 7511/13], quand d’autres, s’ils présentent un véritable intérêt dans la construction de la jurisprudence européenne, figurent par ailleurs comme des références documentaires, facilitant l’appréhension précise d’un mécanisme de droit étranger [par ex., pour la description des conditions de détention en établissement pénitentiaire américain supermax, v. CEDH, sect. IV, 10 avr. 2012, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni, req. nos 24027/07, 11949/08, 36742/08, 66911/09 et 67354/09, en angl.]. En particulier dans la matière de la privation de liberté, l’établissement et la description des faits sont essentiels, qu’il s’agisse d’établir l’existence d’une détention ou d’apprécier la dignité de ses conditions matérielles. Autant dire que la traduction du cas de l’île de Lampedusa par les requérants tunisiens devant la Cour européenne des droits de l’Homme, sous les principes assurant le contrôle de la privation de liberté [nous ne traiterons pas des autres aspects], intéresse d’abord pour promettre de dresser un état des lieux précis de la réalité des détentions subies par les étrangers à cet endroit [CEDH, sect. II, 1er sept. 2015, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12]. Mais l’arrêt comprend en plus de nombreux apports juridiques. Son « importance […] dépasse de loin le cas des trois requérants. Même s’il concerne des faits se situant dans une période spécifique du passé, du 17 au 29 septembre 2011, ses enseignements sont d’une actualité brûlante » [extrait de l’opinion partielle dissidente du Juge Lemmens].


2. La prise en compte des réalités : le maintien d’une modération résiduelle. Cependant, le lecteur habitué des arrêts européens décèle une certaine pudeur de la Cour, s’agissant de la description de la situation des étrangers retenus sur l’île de Lampedusa, puis à bord de navires accostés au port de Palerme, tant sur l’établissement de leur privation de liberté que sur la caractérisation d’un traitement inhumain et dégradant : les raisonnements de la Cour sont particulièrement allégés en détails concrets. Il y a sans doute ici une prise en compte par la Cour de la « situation exceptionnelle » [si l’on cite ici la Cour, il convient de relativiser dès à présent le caractère exceptionnel de la situation de l’île de Lampedusa à l’époque des faits, au regard de la pression migratoire qui y règne depuis de nombreuses années ; v. pour la sanction par la Cour européenne des droits de l’Homme de l’interception par les autorités italiennes de migrants au large de l’île de Lampedusa et de leur refoulement immédiat en Lybie, CEDH, gde ch., 23 févr. 2012, Hirsi Jamaa et autres c. Italie, req. n° 27765/09] à laquelle a été confrontée les autorités italiennes aux moments des faits, « à la suite des soulèvements en Tunisie et en Libye », engendrant « une nouvelle vague d’arrivées par bateaux » [ibidem, § 124]. Sous cet angle, l’arrêt intéresse aussi quant à l’incidence d’une situation de crise sur le contrôle européen de l’activité des autorités nationales, ou, autrement formulé, quant à l’ampleur de la prise en compte par la Cour des réalités auxquelles ont été – et sont toujours – confrontées ces autorités. Seulement sur le fondement de l’article 3, la Cour a expressément établi que de telles circonstances « ne peuvent cependant pas exonérer l’État défendeur de son obligation de garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité humaine » [ibid., § 128]. Sur les autres fondements, et en particulier, pour ce qui nous intéresse, sur l’article 5, la Cour n’a pas formulé de principe similaire. Il en ressort l’idée d’une supériorité de l’article 3, déjà exprimée auparavant et confirmée expressément dans ce nouvel arrêt [« contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en vertu de l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation » ; ibid.], sur les autres droits et libertés protégés par la Convention, même si la Cour n’admet pas non plus expressément que ceux-ci puissent être réduits par les mêmes considérations censées être indifférentes dans l’établissement d’un traitement inhumain et dégradant. En réalité, l’examen de l’arrêt ne permet pas de vérifier cette supériorité. C’est au contraire le contrôle de la prohibition des traitements inhumains et dégradants qui, bien que la Cour accueille partiellement les griefs des requérants, dévoile une certaine modération, sans doute du fait de la prise en compte des réalités de la situation de crise, tandis que le contrôle fondé sur l’article 5, qui institue des droits et garanties en protection du droit à la sûreté et à la liberté, se montre exemplaire et innovant.

Un contrôle exemplaire et innovant du respect du droit à la liberté et à la sûreté (art. 5 CEDH)

3. La définition de la privation de liberté. La définition de la privation de liberté est essentielle pour déclencher l'ensemble des droits et garanties de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'Homme, tandis que la simple restriction à la liberté d'aller et venir est soumise à l'encadrement plus léger de l'article 2 du protocole n° 4. La distinction serait simple, pour tenir dans « une différence de degré ou d’intensité non de nature ou d’essence », appréciée selon différents critères, comme « le genre, la durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée » [CEDH, plén., 6 nov. 1980, Guzzardi c. Italie, req. n° 7367/76 ; § 92]. Cependant, la délimitation entre les deux notions n'est pas étrangère à l’opportunité et à la volonté de la Cour européenne des droits de l'Homme, ou d'étendre le champ des garanties de l'article 5 à une mesure de contrainte modérée, en ce que celle-ci ménage une importante liberté de mouvement à l'intérieur de la zone dans laquelle la personne est confinée [v. pour la mesure, dite de « surveillance spéciale », pour laquelle la Cour a retenu la qualification de privation de liberté, s’agissant du confinement d’un mafiosi sur la portion d’une île de 2,5 km², dans laquelle il pouvait déambuler, le reste de l’île étant occupé par un établissement pénitentiaire, si bien que ses rapports sociaux se limitaient à ses contacts avec le personnel chargé de sa surveillance, Guzzardi : préc.], ou au contraire d'y faire échapper une mesure pour laquelle il ne fait guère de doute qu'elle a entraîné la confiscation de la liberté d'aller et venir, pour abandonner la plus grande marge d’action aux autorités. Une prise en compte importante de la réalité des difficultés auxquelles les autorités nationales ont été confrontées se serait traduite par l’exclusion de la définition de la privation. C’est en tout cas ce que le gouvernement a excipé, pour échapper à l’application de l’article 5. Selon lui, les étrangers avaient été secourus en mer, puis déposés sur l'île, au Centre d’accueil initial et d’hébergement, pour bénéficier de mesures d’assistance, sans privation de liberté : les requérants n’y auraient subi que de simples « mesures nécessaires pour faire face à une situation d’urgence humanitaire et pour ménager un juste équilibre entre la sûreté des migrants et celle de la population locale » [Khlaifia : préc. ; § 42 et s.]. L’argumentation gouvernementale revenait à mêler deux causes qui, en jurisprudence, ont permis de disqualifier une mesure privative de liberté.

4. Le rejet des causes d’altération de la définition de la privation de liberté. D’une part, la Cour européenne des droits de l'Homme a pu considérer l'intérêt de la personne à subir une privation de liberté, du fait de l’assistance qui lui était apportée, s'agissant d'une personne sénile et en situation de dénuement, prise en charge dans une institution médico-sociale, pour exclure la qualification de privation de liberté [CEDH, 26 févr. 2002, H. M. c. Suisse, req. n° 39187/98 ; § 44 et s. ; v. sur cet arrêt, l’opinion concordante du juge Gaukur Jörundsson et l’opinion dissidente du juge Loucaides, qui concluent toutes les deux à l’existence d’une privation de liberté]. Cependant, cette jurisprudence a été rapidement abandonnée par la Cour européenne des droits de l'Homme [CEDH, 5 oct. 2004, H. L. c. Royaume-Uni, req. n° 45508/99] et l’admission, en l’espèce, de l’existence d’une privation de liberté confirme que l’intérêt d’une personne à être placée sous le contrôle des autorités n’est plus véritablement un élément à prendre en considération dans sa caractérisation.
D’autre part, la Cour européenne des droits de l’Homme – et même la Grande chambre – a  admis que la protection de l’ordre public, dans certaines circonstances, puisse justifier l’intervention des autorités pour appréhender des individus, sans déclencher les droits et garanties protégeant la liberté et la sûreté. Cette jurisprudence a été féconde en matière de contrôle des foules, justifiant de véritables privations de liberté de quelques heures, en dehors de l’application de l’article 5, par exemple s’agissant de la mise en place de cordons pour maintenir des manifestants [CEDH, gde ch., 15 mars 2012, Austin et autres c. Royaume-Uni, req. nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09 ; Gaz. Pal., 29 mars 2012, p. 30, obs. C. Berlaud ; JCP, 2012, actu., n° 455, chron. F. Sudre ; AJDA, 2012, p. 1726, chron. L. Burgorgue‑Larsen], ou s’agissant du refoulement d’étrangers entrés sur le territoire avec l’intention de manifester lors d’un rassemblement du G8 [CEDH, sect. II, 1er févr. 2011, Dritsas et autres c. Italie, req. n° 2344/02, déc.]. Mais le raisonnement a également été appliqué à des cas d’individus isolés, ce qui complique l’analyse de sa portée. Ainsi, la Cour européenne des droits de l’Homme a écarté l’application de l’article 5 de la Convention européenne des droits de l’Homme à la privation de liberté de quelques heures d’un individu s’apprêtant à embarquer dans un avion, pour réaliser des vérifications sur son identité, alors que celui‑ci faisait l’objet de la mention erronée « à interpeler » sur les bases de données policières [CEDH, sect. I, 15 oct. 2013, Gahramanov c. Azerbaïdjan, req. n° 26291/06, déc., en angl.]. La Cour a aussi exclu l’application de l’article 5 à la privation de liberté de quelques minutes d’un supporter, qui avait participé à un violent rassemblement, pour l’écarter du lieu des désordres [CEDH, sect. III, 14 janv. 2014, Birgean c. Roumanie, n° 3626/10]. Si dans toutes ces espèces, la mesure subie entraînait une contrainte suffisamment élevée pour recevoir la qualification de privation de liberté, nonobstant leur durée [la notion de privation de liberté, en principe, est peu dépendante de la durée de la mesure, quelques minutes suffisant : v. pour une retenue de vingt minutes, la qualification étant établie dans un obiter dictumCEDH, sect. IV, 12 janv. 2010, Gillan et Quinton c. Royaume-Uni, req. n° 4158/05, en angl. ; RFDA, 2011, p. 987, chron. H. Labayle et F. Sudre – v. pour une retenue de quarante-cinq minutes, CEDH, sect. I, 21 juin 2011, Shimovolos c. Russie, req. n° 30194/09, en angl. – v. pour une retenue de seulement huit minutes, CEDH, sect. III, 24 janv. 2012, Brega et autres c. Moldavie, req. n° 61485/08, en angl. dans l’arrêt Birgean, précité, § 91, s’agissant d’une mesure n’ayant pas duré plus que quelques minutes, la Cour a précisé qu’« il y a controverse quant à la durée exacte de la mesure, mais [elle a estimé] que celle‑ci est sans incidence réelle sur la question de savoir s’il y a eu ou non privation de liberté dès lors que même une mesure de très courte durée peut entrer dans le champ d’application de l’article 5 § 1 de la Convention »], qui, il est vrai, n’a jamais dépassé quelques heures à chaque fois, la Cour a contrôlé leur nécessité vis-à-vis de l’ordre public. Nécessité faisant loi, la protection de l’article 5 est éludée, notamment [au regard de la courte durée de la privation de liberté, le détenu ne subit pas vraiment de préjudice de la mise à l’écart de l’article 5 § 4, qui prévoit le contrôle d’un Tribunal à bref délai à partir de sa saisine par la personne détenue, ce qui lui laisse plusieurs jours, ou de l’inapplicabilité de l’article 5 §3, organisant l’Habeas corpus du suspect, alors que dans les cas précédemment cités, les détentions s’apparentent plutôt à des mesures de sûreté] la légalité [sur le fondement de l’article 5 § 1er, toute privation de liberté doit reposer sur une base légale de qualité ; v. infra, n° 8], le droit d’être informé des raisons de l’arrestation [art. 5 § 2 ; v. infra, n° 9] et le droit d’obtenir réparation de l’inconventionnalité de la détention [art. 5 § 5]. Il faudrait donc voir dans ces quelques hypothèses des cas d’urgence obligeant les autorités à improviser le recours à la privation de liberté. Mais cette justification ne résiste guère à l’examen, tant les cas concernés en jurisprudence peuvent être envisagés à l’avance par une législation respectueuse de l’article 5 et tant, dans d’autres cas très proches, la jurisprudence européenne a pu, plus rigoureusement, caractériser l’existence d’une privation de liberté soumise à cette disposition [v. pour des manifestants arrêtés et éloignés du rassemblement, compte-tenu aussi de l’atteinte à leur liberté d’expression, Brega : préc. – v. pour des vérifications policières faites sur un individu, notamment la fouille de son sac, CEDH, sect. IV, Foka c. Turquie, 24 juin 2008, n° 28940/95, en angl. – v. pour le cas de la rétention d’un supporter de football, écarté du rassemblement conduisant les individus à la rencontre sous surveillance, CEDH, sect. V, 7 mars 2013, Ostendorf c. Allemagne, req. n° 15598/08, en angl.]. Il est évidemment regrettable que la qualification de la privation de liberté, aussi importante, puisse prêter à ces aléas. Toujours est-il que, s’agissant du cas de l’île de Lampedusa, tant du fait de la pérennité de la situation, que de la durée des mesures subies par les étrangers, de plusieurs jours, la considération de l’ordre public pour exclure la qualification de privation de liberté aurait largement accru le champ de cette altération de la définition du champ de l’article 5 et significativement affaibli ses garanties. En retenant le contraire en l’espèce, il semble bien que la Cour cantonne cette considération trop grande pour la protection de l’ordre public à la retenue ne dépassant pas quelques heures, si bien que, par ce biais, la durée, malgré les affirmations de la Cour [v. ci-dessus], conserve bien un rôle dans la détermination du champ de la disposition.

5. La vigoureuse application du critère du raccompagnement forcé au lieu d’assignation. Ni l’intérêt des personnes à être assistées, ni les considérations pour l’ordre public n’ont eu de prise sur la qualification de privation de liberté, retenue en l’espèce : la réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités nationales n’ont pas altéré le champ d’application des garanties de l’article 5. La Cour européenne des droits de l’Homme s’est donc uniquement fondée sur l’intensité de la contrainte subie par les étrangers pour établir la privation de liberté, dans une acception large désormais classique. La notion de privation de liberté est autonome et ne dépend pas de la qualification en droit interne : peu importe que la contrainte des étrangers se soit d’abord appliquée autour d’une structure considérée par l’État comme un centre d’accueil. La notion ne se cantonne pas non plus à sa forme la plus évidente, celle de l’emprisonnement cellulaire [v. ici]. En l’espèce, les Tunisiens avaient passé entre 9 et 12 jours sur le sol italien selon les cas, sans connaître d’établissement spécialement destiné à la détention – de 3 à 4 jours au Centre d’accueil, puis au parc des sports de la ville, avant d’être retenus dans deux navires accostés au port de Palerme pendant 6 à 8 jours. Le critère principal utilisé par la Cour pour établir l’existence d’une privation de liberté a tenu dans l’impossibilité pour les étrangers de quitter librement les lieux dans lesquels ils étaient assignés, attestée par leur reconduite forcée dans ceux-ci, après qu’ils avaient réussi à échapper à la surveillance des autorités, pour aller manifester en ville [Khlaifia : préc. ; § 48]. Ce critère a déjà été appliqué par la Cour pour établir une privation de liberté, notamment en cas de grande liberté de mouvement laissée à l’individu à l’intérieur de l’établissement auquel il est confié [CEDH, sect. III, 16 juin 2005, Storck c. Allemagne, req. n° 61603/00 ; RSC, 2006, p. 431, chron. F. Massias]. Son emploi dans la jurisprudence européenne est logique, dès lors qu’il marque incontestablement l’intense confinement de l’individu, pour que sa fugue justifie une réaction immédiate des autorités, pour le ramener au lieu duquel il s’est échappé. Son emploi en l’espèce est vigoureux, ce seul constat, au milieu de la détention subie par les Tunisiens [ils avaient échappé à la surveillance des autorités alors qu’ils étaient retenus au parc des sports de la ville, où ils avaient été transférés à la suite d’une révolte au cours de laquelle le centre d’accueil avait été ravagé par un incendie volontaire], suffisant pour caractériser leur captivité dès l’arrivée sur le sol italien, jusqu’à leur départ. Derrière la rigueur, sans doute qu’un tel raisonnement est aussi commode pour la Cour, afin d’établir la qualification de la privation de liberté, sans décrire plus précisément les conditions de détention, notamment à bord des navires, ce qu’elle ne fera pas vraiment plus dans son étude de la caractérisation d’un traitement inhumain et dégradant.

6. Les droits et garanties de l’article 5. Rigoureux dans l’établissement de la privation de liberté, l’arrêt l’est tout autant dans le contrôle des droits et garanties dont auraient dû profiter les Tunisiens du fait de leur captivité, la Cour refusant, sur tous les aspects, que les réalités migratoires justifient une protection moindre du droit à la liberté et à la sûreté. Au-delà de la simple application rigoureuse des dispositions textuelles de l’article 5, l’arrêt procède même à quatre apports au droit de la privation de liberté : la consécration fragile du contrôle européen de la nécessité du placement en détention de l’étranger ; la confirmation du contrôle rigoureux de la base légale de la privation de liberté, même dans un contexte de coopération internationale ; l’innovation incertaine tenant à l’exigence d’un écrit pour informer la personne des raisons de son arrestation ; la confortation du caractère suspensif du recours de l’étranger devant le Tribunal en contestation de la légalité de la détention. En plus du rejet des causes d’altération de la définition de la privation de liberté [v. supra, n° 4], ces apports, tous protecteurs, dessinent un contrôle exemplaire des droits et garanties de l’article 5, même si la portée de certains interroge.

7. La consécration fragile du contrôle de la nécessité du placement en détention de l’étranger. Dans son rappel des principes applicables [Khlaifia : préc. ; § 60 et s.] traitant du cas de la privation de liberté de l’étranger prévu à l’article 5 § 1er-f) [« s’il s’agit de l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d’expulsion ou d’extradition est en cours »], la Cour a indiqué que « la privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce » [ibid., § 65]. En réalité, ce principe général à la privation de liberté [la Cour cite d’ailleurs comme précédents établissant ce principe des affaires relevant de l’article 5 § 1er‑e), à savoir l’internement de l’alcoolique – CEDH, sect. II, 4 avr. 2000, Witold Litwa c. Pologne, req. n° 26629/95 – et de l’aliéné – CEDH, gde ch., 17 janv. 2012, Stanev c. Bulgarie, req. n° 36760/06 : RDSS, 2012, p. 863, note K. Lucas ; JDI, 2013, chron. n° 8, obs. X. Aurey], rattaché directement à l’article 5 § 1er en ce qu’il provient directement de la lutte contre la détention arbitraire [lire sur ceux-ci, CEDH, gde ch., 29 janv. 2008, Saadi c. Royaume-Uni, n° 13229/03 ; §67 et s.], échappait jusqu’alors, par exception, au cas de la détention de l’étranger prévu à l’article 5 § 1er-f) : selon la jurisprudence jusqu’ici constante, « cette disposition […] n'exige pas que la détention d'une personne contre laquelle une procédure d'expulsion est en cours soit considérée comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l'empêcher de commettre une infraction ou de s'enfuir » [CEDH, gde ch., 15 nov. 1996, Chahal c. Royaume‑Uni, req. n° 22414/93 ; RSC, 1997, p. 452, p. 458, p. 462 et p. 485, obs. R. Koering-Joulin ; ibid., p. 687, obs. L.-E. Pettiti ; AJDA, 1997, p. 977, chron. J.-F. Flauss ; § 112 – v. pour la reprise de ce principe, et son extension expresse aux deux branches de la détention de police administrative de l’étranger prévues à l’article 5 § 1er-f), le cas de l’expulsion et celui du refus d’entrée sur le territoire, Saadi, gde ch. : préc. ; § 72]. Dans cet état de la jurisprudence – on serait tenté d’écrire cet ancien état de la jurisprudence –, le principe guidant l’appréciation du bien-fondé de la détention de l’étranger, mobilisé sur le seul pan de la proportionnalité, se limitait donc à ce que « la durée de la détention ne doit pas excéder le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi » [Saadi, gde ch. : préc. ; § 74], par considération pour les diligences réalisées par l’État, afin de faire quitter son territoire à l’étranger.
Mais aligner le contrôle du bien-fondé de la détention de l’étranger sur les autres cas [sauf toujours, évidemment, le cas de la peine privative de liberté, dont la nécessité échappe au contrôle européen, qui a cependant ouvert la possibilité de sanctionner la disproportion manifeste de la peine, montrant la hausse générale de son intérêt pour le bien-fondé de la privation de liberté, y compris hors de la matière de la détention de l’étranger ; CEDH, sect. IV, 10 avr. 2012, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni, req. nos 24027/07, 11949/08, 36742/08, 66911/09 et 67354/09, en angl. ; § 237. – CEDH, sect. IV, 17 janv. 2012, Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, req. nos 9146/07, 32650/07 et 17/01/2012 ; RDP, 2013, chron., p. 725, obs. B. Pastre-Belda ; D., actu., 6 févr. 2012, obs. O. Bachelet], donc, pour la Cour européenne des droits de l’Homme, contrôler la nécessité du placement en détention de l’étranger par rapport aux alternatives, comme cela ressort, à première vue, de la lecture du rappel des principes de l’arrêt commenté, n’est pas illogique, au regard de l’accroissement récent des exigences de la jurisprudence européenne sur le bien-fondé de la détention de l’étranger, mouvement qui trouverait ici son aboutissement. Ainsi, en cas d’admission d’une mesure provisoire empêchant l’éloignement, la Cour européenne des droits de l’Homme réalise, pour la maintien ultérieur de la privation de liberté, le contrôle de la persistance de la nécessité de la mesure, au regard des gages de présentation [CEDH, sect. II, 14 juin 2011, S. P. c. Belgique, req. n° 12572/08, déc.CEDH, sect. II, 20 déc. 2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique, req. n° 10486/10CEDH, sect. I, 14 nov. 2013, Kasymakhunov c. Russie, req. n° 29604/12, en angl.CEDH, sect. I, 18 sept. 2012, Umirov c. Russie, req. n° 17455/11, en angl.CEDH, sect. I, 7 nov. 2013, Ermakov c. Russie, req. n° 43165/10, en angl.]. Concernant l’étranger mineur, la Cour européenne des droits de l’Homme sanctionne aussi les autorités nationales qui n’ont pas procédé au contrôle de la nécessité du placement en détention, au regard des alternatives [CEDH, sect. I, 5 avr. 2011, Rahimi c. Grèce, req. n° 8687/08]. Cependant, faute pour la Cour d’appliquer en l’espèce le contrôle de la nécessité du placement en détention, comme de mieux discuter de sa jurisprudence en la matière pour justifier d’une évolution dans les principes applicables, la consécration – car elle résulte bien de la lettre de l’arrêt [un esprit cynique y verrait peut-être une simple erreur de plume, et même de clavier, issue d’un copier-coller hâtif, reproduisant une partie des principes applicables d’un autre arrêt, traitant d’un autre cas de la liste de l’article 5, lequel serait soumis avec certitude au contrôle de nécessité du placement, et dont la partie inapplicable au cas de l’étranger n’aurait pas été supprimée] – est fragile. Et ce d’autant plus qu’un arrêt récent de la Première section et postérieur à l’arrêt commenté de Deuxième section a directement appliqué la jurisprudence classique, excluant le contrôle de la nécessité du placement [CEDH, sect. I, 5 nov. 2011, A. Y. c. Grèce, req. n° 58399/11 : § 84].

8. La confirmation du contrôle strict de la base légale de la privation de liberté dans un contexte de coopération internationale. Si la Cour européenne des droits de l’Homme a accepté de considérer que la privation de liberté des requérants pouvait relever de l’article 5 § 1er-f), elle n’a pas non plus contrôlé le respect des conditions spécifiques posées par sa jurisprudence pour rattacher la détention à ce cas [v. ici], censurant la privation de liberté des étrangers pour son défaut de base légale en droit interne [l’article 5 § 1er permet un contrôle européen de trois ordres distincts ; d’abord, il érige des conditions générales – non sans exception – à l’ensemble des cas de privation de liberté, afin de lutter contre l’arbitraire, comme nous l’avons vu plus haut, s’agissant du contrôle de la nécessité du placement ; ensuite, il exige que chaque privation de liberté s’exécute « selon les voies légales » et soit « régulière », c’est-à-dire qu’elle repose sur une base de qualité en droit interne et respecte les dispositions nationales, la violation de ces dernières entraînant, par ricochet, une violation de la Convention ; enfin, il intègre pour chaque cas de détention des conditions particulières de conventionnalité]. Son contrôle en l’espèce est strict [conformément à l’approche classique dans le système de la Convention, la base interne doit respecter la légalité prise en son sens matériel, et non organique]. La Cour écarte en effet que le cadre interne de détention de l’étranger puisse s’appliquer en l’espèce, celui-ci organisant une détention dans des lieux spécifiques d’une autre nature que le centre d’accueil de l’île de Lampedusa ou édictant une procédure qui n’avait pas été suivie en l’espèce [Khlaifia : préc. ; § 69 et s.].
La Cour écarte aussi que l’accord bilatéral passé avec la Tunisie puisse servir de base légale à la détention [cet accord prévoyait une procédure simplifiée de retour des migrants tunisiens, sur simple identification par les autorités consulaires de ce pays], notant d’abord qu’il est resté secret, ce qui compromettait la condition générale d’accessibilité à laquelle est soumise toute norme portant une ingérence aux droits et libertés de la Convention [CEDH, plén., 26 avr. 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), req. n° 6538/74], relevant ensuite, pour la même raison, qu’elle ne pouvait s’assurer que son contenu présente des garanties suffisantes, à supposer que le texte permette bien le recours à la détention [Khlaifia : préc. ; § 71 et s.]. Sur ce dernier point, l’un des apports importants – mais le moins connu – de l’arrêt Medvedyev [CEDH, gde ch., 29 mars 2010, Medvedyev et autres c. France, req. n° 3394/03 : Rec. CEDH, 2010 ; D., 2010, p. 1386, obs. S. Lavric ; ibid., p. 1390, note P. Hennion-Jacquet ; ibid., p. 1386, note J.-F. Renucci ; ibid., p. 952, entretien P. Spinosi ; ibid., p. 970, obs. D. Rebut ; AJDA, 2010, p. 648, obs. S. Brondel ; RSC, 2010, p. 685, obs. J.‑P. Marguénaud ; v. notamment le rejet d’une note verbale entre la France et le Cambodge comme base légale à la détention, non pas par principe, mais en raison de son imprécision quant au recours à une mesure privative de liberté] se trouve conforté : la collaboration internationale ne saurait justifier une appréciation conciliante de la base légale de détention, même en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants ou contre l’immigration illégale, et l’accord international, pour fonder une privation de liberté, doit être prévisible et accessible, définir précisément le recours à la privation de liberté et consacrer des garanties suffisantes au profit de la personne détenue. La Cour a donc conclu en l’espèce à une violation de l’article 5 § 1er, la réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités, bien que couvertes, en partie au moins, par un accord bilatéral, ne justifiant pas d’altération de la légalité. Et ce contrôle strict de la légalité, même en cas de coopération internationale, est désormais acquis.

9. L’innovation incertaine tenant à l’exigence d’un écrit pour informer la personne des raisons de son arrestation. Dès lors que la privation de liberté a été reconnue sans base légale en droit interne, il est donc logique d’en faire découler une violation de l’article 5 § 2, selon lequel « toute personne arrêtée doit être informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend, des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle » : cette garantie profite à l’étranger comme à toute personne en état d’arrestation [CEDH, ch., 21 févr. 1992, Van der Leer c. Pays-Bas, req. n° 11509/85] et suppose une information des « motifs juridiques et factuels de sa privation de liberté », ce qui était en l’espèce logiquement impossible, compte-tenu de l’absence de base légale en droit interne [Khlaifia : préc. ; § 83 et s. : au surplus, des décrets de refoulement avaient été pris contre les requérants pratiquement au terme de la détention, si bien qu’à considérer qu’ils aient réalisé l’information, elle avait été de toute manière donnée trop tardivement, et en sus, ils ne traitaient pas de la privation de liberté, si bien que l’information ne pouvait être considérée comme suffisante]. Surtout, la Cour n’a pas entendu faire application ici de sa théorie de la présomption de connaissance par l’individu des raisons de son arrestation, disposant l’État d’une transmission de l’information sous une quelconque forme. Celle-ci a été forgée pour le cas du suspect en garde à vue [CEDH, gde ch., 28 oct. 1994, Murray c. Royaume-Uni, req. n° 14310/88 ; RSC, 1995, p. 143, note L.‑E. Pettiti], et étendue à l’étranger en situation irrégulière, dès lors que les opérations de vérification lui permettaient de « comprendre » les motifs de son arrestation, et ce alors même que la détention était en même temps jugée illégale sur le fondement de l’article 5 § 1er [CEDH, sect. IV, 23 juil. 2013, M. A. c. Chypre, req. n° 41872/10, en angl. : § 234 : « the Court has no reason to doubt, in the circumstances, that the applicant was informed at the time that he had been arrested on the ground of unlawful stay or that he at least understood, bearing in mind the nature of the identification process, that the reason for his arrest and detention related to his immigration status »]. Nul doute pourtant en l’espèce que les requérants connaissaient nécessairement leur situation en contravention du droit national, pour avoir tenté d’entrer sur le territoire au moyen d’embarcations de fortune. Il en ressort donc une application ferme du droit à l’information des motifs de l’arrestation, conforme à l’importance de celui-ci, puisqu’il constitue la première pierre de la défense contre la privation de liberté et la condition nécessaire à ce que le détenu puisse efficacement discuter de la légalité de sa privation de liberté devant le Tribunal saisi en vertu de l’article 5 § 4. Dès lors, la violation automatique de l’article 5 § 4, du fait de l’absence d’information de la personne des raisons de son arrestation, encore observée en l’espèce, est logique [Khlaifia : préc. ; § 95] et la parfaite articulation entre les deux dispositions attend encore la consécration du chaînon manquant, à savoir le droit pour toute personne – et pas seulement le suspect sur le fondement de l’article 6 – d’être assistée par un avocat dès son arrestation [la Cour a refusé la reconnaissance d’un tel principe sur le fondement de l’article 5 § 1er ; CEDH, sect. II, 28 août 2012, Simons c. Belgique, req. n° 71407/10, déc. : D., 2012, p. 2644, comm. F. Fourment ; JCP, 2012, n° 1221, note K. Blay-Grabarczyk].  
Au-delà de l’application stricte des dispositions de l’article 5 § 2, la Cour a même porté dans l’arrêt une innovation. En effet, la Cour européenne des droits de l’Homme a constaté qu’« en tout état de cause, le Gouvernement n’a produit aucun document officiel qui aurait été remis aux requérants et qui indiquerait les motifs de fait et de droit de leur placement en rétention » [ibid., § 84]. Par rapport aux précédents cités sur lesquels elle fonde son assertion, la Cour réalise un glissement de sens, semblant exiger ici que les autorités nationales transmettent à son destinataire l’information au moyen d’un « document » écrit, là où dans les autres arrêts elle n’a fait que constater le manquement du gouvernement à verser des « documents » prouvant la transmission de l’information, sans exiger une quelconque forme à celle-ci [CEDH, sect. II, 22 sept. 2009, Abdolkhani et Karimnia c. Turquie, req. n° 30471/08 ; § 138 : « dans ces conditions, et en l'absence dans le dossier de tout document apte à démontrer que les requérants aient été informés des motifs justifiant leur maintien en détention, la Cour est amenée à conclure que les intéressés ne se sont jamais vu communiquer par les autorités nationales les motifs de la détention subie par eux »CEDH, sect. II, 21 oct. 2014, Musaev c. Turquie, req. n° 72754/11, en angl. ; § 35 : « The Court notes that the Government have not submitted any documents demonstrating to the Court that the applicant was notified of the reasons for his initial detention » – CEDH, sect. II, 15 févr. 2011, Moghaddas c. Turquie, req. n° 46134/08, en angl. ; § 46 – CEDH, sect. II, 11 déc. 2012, Athary c. Turquie, req. n° 50372/09, en angl.; § 36]. Jusqu’ici, la Cour n’avait jamais exigé que l’information des motifs de la privation de liberté ne soit donnée par un écrit [CEDH, sect. III, 3 mai 2007, Soysal c. Turquie, req. n° 50091/99 ; § 68]. Mais l’innovation a également une portée incertaine ; les autorités n’avaient en l’espèce transmis aucune information aux requérants avec la célérité suffisante, si bien qu’il ne ressort pas de l’arrêt assurément que l’information orale, même complète et suffisamment rapide, aurait été insuffisante. Le rajout d’une telle exigence, tout en revivifiant la disposition, reprendrait la démarche de la directive n° 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, laquelle à son article 4 prévoit que le suspect privé de liberté reçoive « rapidement une déclaration de droits écrite », laquelle doit contenir « le droit d’être informé de l’accusation portée contre soi », tout en la renforçant pour appliquer la remise d’un document à l’ensemble des personnes arrêtées et non pas seulement au suspect, et pour contenir non plus l’information abstraite du droit, mais directement l’information concrète des raisons juridiques et factuelles de la privation de liberté. Mais à ce que la Cour européenne des droits de l’Homme s’inspire de cette directive, on préférerait que la Cour dégage son propre paquet de droits déclenché par l’arrestation [à savoir, outre le droit à l’information des raisons de l’arrestation expressément reconnu à l’article 5 § 2, le droit à l’assistance d’un avocat, le droit à un examen médical, le droit de faire prévenir un tiers, et le droit de recevoir notification de ces droits] à l’image de celui que la Directive édicte au profit du suspect à son article 4, notification de ces droits devant également être faite par écrit [la Cour européenne des droits de l’Homme a entamé la construction d’un tel paquet lors de l’arrêt Medvedyev de Section sur le fondement de l’article 5 § 1er et des garanties que doit prévoir la norme privative de liberté au titre de la légalité matérielle ; CEDH, sect. V, 10 juil. 2008, Medvedyev et autres c. France, req. n° 3394/03 ; D., 2008, p. 3055, note P. Hennion-Jacquet ; AJP, 2008, p. 469, obs. C. Saasl’arrêt de Grande chambre, précité, n’a toutefois pas repris l’apport, et le refus de la Cour de reconnaître sur le fondement de l’article 5 § 1er le droit à l’assistance d’un avocat dès l’arrestation, déjà évoqué, a sonné comme le coup d’arrêt d’une telle construction].

10. La confortation de l’effet suspensif du recours de l’article 5 § 4 formé par l’étranger. Poursuivant toujours aussi rigoureusement son contrôle de la privation de liberté, la Cour a également caractérisé une violation de l’article 5 § 4, lequel organise un recours à bref délai devant le Tribunal, afin de permettre au détenu de discuter de sa légalité [« Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale »]. Il a déjà été évoqué que, compte-tenu du défaut d’information des motifs de l’arrestation en contravention à l’article 5 § 2, la Cour a considéré que « le droit des requérants à faire examiner la légalité de leur détention s’est trouvé entièrement vidé de sa substance », ce qui suffisait à caractériser une violation de l’article 5 § 4 [Khlaifia : préc. ; § 95 – v. supra, n° 9]. Mais la Cour a également inclus dans son examen l’éventuelle conventionnalité du recours dont auraient pu user les requérants, devant le juge de paix, une fois les décrets de refoulement pris contre eux, peu avant le terme de leur privation de liberté. Pour le disqualifier dans une précision, pas utile à la solution du litige, puisque délivrée « à titre surabondant », mais d’importance, selon laquelle « un tel contrôle, s’il avait été sollicité, n’aurait pu avoir lieu qu’après la libération des requérants et leur retour en Tunisie » [ibid., § 97]. Il semble bien ici que, pour être effectif, le recours devant le Tribunal en contestation de la légalité de la privation de liberté doive intervenir avant l’exécution de l’éloignement de l’étranger, ce qui suppose qu’il soit doté d’un effet suspensif. Cette précision vient conforter un mouvement jurisprudentiel plus ancien de la Cour européenne des droits de l’Homme, qui tendait vers la consécration de l’effet suspensif. En effet, la Cour a déjà sanctionné l’exécution de l’éloignement de l’étranger, avant que le Tribunal n’ait pu se prononcer sur la légalité de la détention, pour des hypothèses dans lesquelles les autorités avaient agi de mauvaise foi [v. s’agissant d’étrangers arrêtés après convocation en préfecture, qui au surplus avaient bénéficié d’une information défectueuse des raisons de la privation de liberté, CEDH, 5 févr. 2002, Conka c. Belgique, req. n° 51564/99 ; AJDA, 2001, p. 1060, obs. J.-F. Flauss ; § 53 – v. s’agissant d’un étranger maintenu en détention, malgré une décision de remise en liberté, par l’usage du référé‑détention par le magistrat du Parquet, dans le seul but de procéder en urgence à l’éloignement, avant que le juge d’appel ne statue, CEDH, sect. I, 12 oct. 2006, Mubilanzila Mayeka et Kaniki Mitunga c. Belgique, req. n° 13178/03 ; D., 2007 p. 771, comm. P. Muzny ; § 113]. Mais selon l’arrêt signalé, il semble bien que l’effet suspensif du recours de l’étranger devant le Tribunal soit inconditionnel [il faut ici distinguer les différents recours internes que la Convention offre à l’étranger, celui de l’article 5 § 4, en contestation de la légalité de la détention, dont on discute ici de l’éventuel effet suspensif sur l’éloignement, et ceux offerts par l’article 13 en combinaison des articles 2, 3 ou 8, qui permettent à l’étranger de contester la légalité de l’éloignement par rapport aux conséquences qu’il aurait sur ces droits et libertés protégés par la Convention, les deux premières combinaisons imposant un recours suspensif de l’éloignement de plein droit, la dernière l’imposant selon les cas ; v. ci-après pour la jurisprudence pertinente]. En réalité, doter le recours de l’article 5 § 4 d’un tel effet est logique, puisque, au regard du principe de nécessité de la privation de liberté, l’éloignement n’est censé être possible qu’au moyen de son exécution forcée, permise par la détention. Dès lors que l’illégalité de la privation de liberté constatée par le Tribunal entraîne la libération selon les termes de l’article 5 § 4, et compromet donc l’éloignement, il est logique, avant de procéder à celui-ci, d’attendre l’examen du recours. L’inconvénient de l’effet suspensif résulte de la prolongation de la privation de liberté, au-delà de la durée nécessaire à l’exécution de l’éloignement, dans l’attente que le Tribunal ne statue, d’autant plus que le bref délai dans lequel il doit se prononcer au plus tard représente plus d’une dizaine de jours [v. en matière de détention provisoire, pour la validation d’un délai de douze jours, entre l’introduction du recours et la décision du Tribunal, CEDH, sect. IV, 11 juil. 2006, Harkmann c. Estonie, req. n° 2192/03, en angl.]. Mais ce défaut est désormais largement atténué, par la jurisprudence européenne, qui établit que, lorsque le Tribunal, saisi en vertu de l’article 5 § 4, effectue le premier contrôle judiciaire de la légalité de la détention [seul le suspect bénéficie d’un contrôle judiciaire rapide et obligatoire, prévu par l’article 5 § 3 : la personne suspecte « doit être aussitôt traduite devant un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires »], il doit statuer dans une célérité se rapprochant de celle exigée par l’article 5 § 3, soit « aussitôt », plutôt qu’à « bref délai » [CEDH, sect. I, 26 juin 2014, Shcherbina c. Russie, req. n° 41970/11, en angl. ; § 70 : «  the Court considers that the standard of “speediness” of judicial review under Article 5 § 4 of the Convention comes closer to the standard of “promptness” under Article 5 § 3 » – v. notre comm. de l’arrêt ici ; on notera que dans le rappel des principes applicables, même si le problème de la célérité du Tribunal n’est pas vraiment concerné en l’espèce, la Cour évoque le bref délai sans se référer à cette évolution essentielle]. Par comparaison avec la jurisprudence européenne sur la garde à vue, le Tribunal devrait donc statuer, dans ce cas seulement, dans un délai s’approchant de quatre jours à compter de sa saisine [v. CEDH, sect. IV, 23 juin 2009, Oral et Atabay c. Turquie, req. n° 39686/02 ; § 43 : une « période de garde à vue dépassant quatre jours est prima facie trop longue, même dans un contexte de lutte contre le terrorisme »]. Finalement, compte-tenu des précédents déjà évoqués Conka et Mubilanzila Mayeka, la précision précitée, même opérée à titre d’obiter dictum [doit-on rappeler que le glas du parquetier français comme autorité judiciaire a été sonné par la Grande chambre dans l’affaire Medvedyev dans un obiter dictum ?], conforte indéniablement dans la jurisprudence européenne le principe de l’effet suspensif du recours de l’article 5 § 4 formé par l’étranger. En effet, même s’il manque encore un arrêt fondant une censure de la Convention sur ce seul motif pour dissiper le moindre doute qui pourrait subsister, l’effet suspensif du recours de l’article 5 § 4 formé par l’étranger nous apparaît d’ores et déjà consacré, avec moins de certitude, certes, que le contrôle strict de la légalité de sa détention [v. supra, n° 8], mais plus que le contrôle de la nécessité de son placement en détention [v. supra, n° 7], et bien plus encore que l’obligation de lui notifier par écrit les raisons de la privation de liberté [v. supra, n° 9], si l’on compare les différents apports de l’arrêt. Dès lors, la position du Conseil d’État, refusant que la contestation de la légalité de la décision de placement en rétention administrative, en dehors du recours spécialement organisé par l’article L. 512-1 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ait un effet suspensif de l’exécution de l’éloignement  sur le fondement de l’article 5 § 4 [CE, 4 mars 2013, min. Intérieur c. Mehrzi, n° 359428 : Rec. CE ; Dr. admin., 2013, comm. n° 35, note V. Tchen ; JCP A, 2013, actu., 251, obs. L. Erstein ; ibid., actu., n° 2232, obs. G. Marti], apparaît en contradiction avec cet état de la jurisprudence européenne. En tout cas, la Cour européenne des droits de l’Homme est revenue à l’orthodoxie, en rappelant que la critique de la conventionnalité du recours interne en contestation de la légalité de la privation de liberté devait être portée sur le fondement de l’article 5 § 4, lex specialis par rapport à l’article 13, lequel ne peut donc servir en combinaison avec les dispositions de l’article 5 [Khlaifia : préc. ; § 161]. La Grande chambre avait pourtant reconnu une violation de la Convention sur le fondement d’une telle combinaison, dans son contrôle de pratiques administratives d’expulsions [CEDH, gde ch., 3 juil. 2014, Géorgie c. Russie (I), req. n° 13255/07 : v. notre comm. orienté sur cette curiosité, ici]. Nous avions tenté d’établir une utilité au possible usage de cette combinaison, à défaut d’explication claire dans l’arrêt, trouvée dans la sanction de l’absence d’effet suspensif du recours en contestation de la légalité de la privation de liberté. Dès lors que l’effet suspensif s’impose désormais au sein du seul article 5 § 4, une telle combinaison n’a plus aucune raison d’être.

Un contrôle entre exemplarité et modération de la prohibition du traitement inhumain et dégradant (art. 3 CEDH)

11. Le contrôle de la dignité des conditions de détention. Le contrôle exemplaire de la Cour européenne des droits de l’Homme de la détention des étrangers sur l’île de Lampedusa, en ce qu’il refuse d’altérer les droits de l’Homme au regard des difficultés auxquelles sont confrontées les autorités nationales, largement décrit déjà sur le fondement de l’article 5, a été également maintenu sur le fondement de l’article 4 du protocole 4, prohibant les expulsions collectives [Khlaifia : préc. ; § 145 et s. ; v. sur ce point l’opinion dissidente des juges Sajo et Vucinic, in fine], ou encore sur le fondement de l’article 13, imposant un recours interne suspensif « lorsqu’il s’agit […] d’un grief selon lequel l’expulsion de l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à l’article 3 de la Convention et/ou une atteinte à son droit à la vie, protégé par l’article 2 de la Convention ; et […] de griefs tirés de l’article 4 du Protocole n° 4 » [ibid., § 159 et s.]. La rigueur européenne aurait dû être encore plus éclatante dans son examen des conditions matérielles de détention, au titre du principe selon lequel la prohibition des traitements inhumains et dégradants est absolue. En effet, après un rappel des principes centré sur la jurisprudence européenne sanctionnant la surpopulation en établissement pénitentiaire [en aparté, on notera que dans cette partie – ibid., § 117 et s. –, la Deuxième section adopte les principes ressortant de l’arrêt Torreggiani, qui caractérisent une violation de la Convention de plein droit en cas d’espace personnel en cellule inférieur à 3 m², plutôt que ceux de l’arrêt Mursic, qui établit une présomption réfragable de violation de la Convention en cas d’espace personnel compris entre 2 et 3 m² ; v. nos obs. ici – c’est donc avec une grande impatience que nous attendons que la Grande chambre, saisie de l’affaire Mursic, tranche], et en réponse au gouvernement qui s’était défendu en évoquant le caractère exceptionnel de la situation, résultant d’une crise humanitaire [ibid., § 110], c’est dans un préambule que la Cour, sans nier la réalité de ces difficultés, les a jugées inopérantes quant à la prohibition des traitements inhumains et dégradants [ibid., § 124 et s.]. Les formules sont connues : « la Cour rappelle que l’article 3 doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe […]. Contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en vertu de l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation » [ibid., § 128]. Il est vrai que la caractérisation par la Cour d’un traitement inhumain et dégradant du fait des conditions de détention subies par les étrangers au centre d’accueil et d’hébergement de l’île de Lampedusa a été rigoureuse, conformément aux principes précédemment cités, et sans égard pour les difficultés rencontrées par les autorités nationales. En revanche, l’examen des conditions de détention à bord des deux navires accostés au port de Palerme a été mené avec une certaine modération, ce qui semble montrer que même la prohibition des traitements inhumains et dégradants n’échappe pas à des fluctuations d’intensité dans le contrôle européen, malgré les principes affichés.

12. Les facilitations classiques du constat du traitement inhumain et dégradant au centre d’accueil. Le raisonnement de la Cour aboutissant au constat de violation pour la détention au centre d’accueil est classique, résultant d’une part, d’une facilitation probatoire générale à la matière de la privation de liberté et d’autre part, d’une facilitation substantielle propre aux cas des réfugiés, tenant dans l’abaissement du seuil de déclenchement du traitement inhumain et dégradant. D’abord, si les requérants ont dénoncé le surpeuplement, l’insalubrité et la souffrance psychologique qui leur a été infligée [ibid., § 105 et s.], la sanction de la Cour repose essentiellement sur la suroccupation du centre d’accueil, « bien que l’espace personnel accordé à chaque migrant ne soit pas connu », dès lors que les données recueillies par la Cour « ne peuvent que corroborer les allégations de surpeuplement formulées par les requérants » [Khlaifia : préc. ; § 133]. Dans un raisonnement classique, la Cour a opéré par comparaison des allégations des étrangers avec les rapports décrivant les conditions matérielles de détention au centre d’accueil [ibid., § 130 et s.], émanant des institutions de l’État défendeur [en l’espèce, le rapport d’une commission extraordinaire du Sénat ; pour ses concl., v. ibid., § 31 et § 131 – v. par ex. pour l’utilisation par la Cour, dans la même matière, d’un rapport remis au Ministre de la Justice ou des recommandations réalisées par le Contrôleur général des lieux de la privation de liberté, CEDH, sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France, req. n° 50494/12 ; notre comm. ici], des institutions d’une organisation inter-gouvernementale [en l’espèce, un rapport d’une commission ad hoc de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe ; pour ses concl., v. Khlaifia : préc. ; § 34 – v. par ex. pour l’utilisation par la Cour, dans la même matière, des différents travaux du Comité de prévention de la Torture, celle-ci tendant même à intégrer les recommandations générales du Comité, CEDH, sect. IV, 8 nov. 2005, Khoudoïorov c. Russie, req. n° 6847/02], ou d’une organisation internationale non-gouvernementale [en l’espèce, un rapport d’Amnesty International ; pour ses concl., v. Khlaifia : préc. ; § 35 – v. par ex. pour l’utilisation par la Cour, afin d’apprécier le risque de l’étranger de subir un traitement inhumain et dégradant dans le pays d’accueil après expulsion, d’un rapport d’Amnesty international, CEDH, gde ch., 28 févr. 2008, Saadi c. Italie, n° 37201/06 ; § 131].
Mais quand bien même la surpopulation est établie [selon les requérants, le centre d’accueil contenait alors 1200 personnes, pour une capacité de 380 places], encore faut-il démontrer que le seuil de souffrance nécessaire au déclenchement de la qualification est dépassé pour caractériser la violation de l’article 3. La courte durée de la détention au centre, entre deux et trois jours selon les requérants, était de nature à relativiser l’intensité du traitement subi. En réalité, la question de la courte durée est évacuée partiellement par la Cour [elle lui sert uniquement à rejeter le grief des requérants quant à la souffrance psychologique générée, notamment du fait du défaut de contact extérieur], par égard pour la « vulnérabilité » des requérants, du fait de leur détention à la suite d’une traversée en mer sur des embarcations de fortune [Khlaifia : préc. ; § 135]. C’est encore ici une appréciation classique. La « vulnérabilité » de l’étranger, parce qu’il arrive dans une embarcation de fortune en mer, comme dans notre affaire, ou qu’il est un mineur isolé [CEDH, sect. I, 5 avr. 2011, Rahimi c. Grèce, req. n° 8687/08], et même un enfant accompagné par ses parents [CEDH, sect. V, 19 janv. 2012, Popov c. France, req. nos 39472/07 et 39474/07 : JCP, 2012, n° 221, obs. F. Sudre ; Dr. famille, 2012, comm. n° 43, note M. Bruggeman ; AJDA, 2012, p. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D., 2012, p. 363, obs. C. Fleuriot ; ibid., p. 864, entretien S. Slama ; ibid., p. 2267, chron. A. Gouttenoire ; ibid., 2013, p. 324, chron. K. Parrot ; AJP, 2012, p. 281, note S. Slama ; Rev. crit. DIP, 2012, p. 826, comm. K. Parrot], ou encore simplement parce qu’il est un « demandeur d’asile[,] du fait de son parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’il peut avoir vécues en amont » [CEDH, gde ch., 21 janv. 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09 ; JCP, 2012, doctr. n° 924, chron. F. Sudre ; AJDA, 2011, p. 138, obs. M.‑C. de Montecler ; AJDA, 2011, p. 1993, chron. L. Burgorgue‑Larsen], justifie l’abaissement du seuil de caractérisation du traitement inhumain et dégradant. Cet abaissement se traduit par la neutralisation de la durée dans l’appréciation de la gravité de l’atteinte à la dignité [ont été ainsi sanctionnées des détentions de seulement deux à trois jours, dans notre affaire, mais aussi une de quatre jours et une autre d’une semaine dans l’affaire M. S. S., et encore une de deux jours dans l’affaire Rahimi], mais aussi par un niveau d’insalubrité des conditions de détention moindre pour déclencher la violation de la Convention [dans l’arrêt Popov, la violation de la Convention était retenue, bien que la détention ait été réalisée dans un lieu spécialement aménagé pour la privation de liberté de familles]. L’analyse est rigoureuse et classique [en cela, on s’inquiètera de l’opinion dissidente des juges Sajo et Vucinic, ab ovo, laquelle conteste en l’espèce le dépassement du seuil, du fait, principalement, de la durée limitée de la détention, dans un raisonnement qui ne nous semble plus représenter la jurisprudence européenne la plus récente que nous avons exposée, mais bien préconiser un retour en arrière], sans que la Cour ne se montre sévère non plus dans ses conclusions à l’égard des autorités nationales [on pourra comparer avec celles de l’arrêt M. S. S., précité, § 233 : « à la lumière des informations dont elle dispose sur le centre de détention attenant à l’aéroport international d’Athènes, la Cour considère que les conditions de détention subies par le requérant ont été inacceptables. Elle est d’avis que pris ensemble, le sentiment d’arbitraire, celui d’infériorité et d’angoisse qui y sont souvent associés ainsi que celui d’une profonde atteinte à la dignité que provoquent indubitablement ces conditions de détention s’analysent en un traitement dégradant contraire à l’article 3 de la Convention. De surcroît, la détresse du requérant a été accentuée par la vulnérabilité inhérente à sa qualité de demandeur d’asile »]. Mais la modération européenne est surtout palpable dans son rejet de la violation de l’article 3 de la Convention pour les conditions de détention subies par les étrangers à la suite de leur départ de l’île de Lampedusa, dans deux navires accostés au port de Palerme.

13. Le contrôle modéré de l’existence d’un traitement inhumain et dégradant dans les navires accostés « Vincent » et « Audace ». La plus grande partie de la détention des requérants – de 6 à 8 jours – a été réalisée sur deux navires accostés au port de Palerme, le « Vincent » et l’« Audace », occupés par 190 et 150 étrangers, que la Cour et le Gouvernement ont considéré comme « le prolongement naturel » du centre de l’île [Khlaifia : préc. ; § 42 et § 49]. La Cour a écarté pour cette partie de la détention l’existence d’un traitement inhumain et dégradant, en considération unique des informations de source nationale, figurant dans une ordonnance de classement sans suite du juge des investigations préliminaires [GIP] de Palerme du 1er juin 2012 [des associations avaient déposé plainte concernant le traitement des étrangers mis en captivité sur les navires pour abus de pouvoir et arrestation illégale], laquelle s’appuyait en partie sur les constats réalisés par un membre du Parlement italien, qui avait pu monter à bord et interroger les migrants [Khlaifia : préc. ; § 137 et s.]. Sur ce point, le contrôle européen apparaît bien conciliant avec les autorités nationales. En effet, la considération de la Cour pour cette ordonnance est inégale tout au long de ses raisonnements, ce qui donne le sentiment que son usage tantôt ou sa mise à l’écart ailleurs n’a dépendu que du seul bon vouloir de la juridiction internationale. En effet, au regard du résumé de l’ordonnance fait par la Cour, la juridiction internationale a majoritairement retenu une appréciation différente du juge national, puisque ce dernier n’avait, semble-t-il, constaté aucune violation de la loi dans la détention des étrangers, de leur arrivée au centre d’accueil, jusqu’à leur détention dans les navires [ibid., § 17], alors que la Cour a retenu l’illégalité de la détention pour la totalité. De même, le Gouvernement s’était défendu en soulevant que « le GIP de Palerme a jugé que les mesures prises pour faire face à la présence des migrants sur l’île de Lampedusa étaient conformes au droit national et international », ce qui n’avait empêché la Cour, pour cette partie, de retenir une violation de l’article 3. D’autre part, l’ordonnance se réfère deux fois à la notion d’« état de nécessité », laissant entendre que les circonstances particulières de l’espèce ont justifié des violations de la loi, ce que la Cour refuse, par principe, de prendre en compte, pour l’appréciation d’un traitement inhumain et dégradant, et lui donnait surement un argument pour l’écarter [v. sur ce point l’opinion concordante du juge Keller]. Surtout, la Cour n’a visiblement opéré aucune vérification sur l’éventuel état de surpopulation des navires,  ce qui était soulevé par les requérants [ibid., § 109], sans que les éléments positifs de la description des conditions de détention retenus par la Cour ne soient incompatibles avec un tel état [ibid., § 139 : « les migrants étaient en bonne santé, qu’ils étaient assistés par le personnel sanitaire et dormaient dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils convertibles. De plus, ils avaient accès à des lieux de prière, la nourriture était adéquate et des vêtements avaient été mis à leur disposition. Les navires étaient équipés d’eau chaude et d’électricité, et des repas et boissons chaudes pouvaient être distribués »], ni que des renseignements utiles figurent dans l’ordonnance du juge interne. Un état de surpopulation était pourtant à craindre, au-delà des affirmations des requérants, puisque les autorités nationales avaient dû transférer en urgence les étrangers détenus au centre d’accueil, lui-même surpeuplé, à la suite de l’incendie criminelle qui avait endommagé celui-ci. Quand bien même la surpopulation n’aurait pas été si grave, le confinement à l’intérieur du navire, à défaut d’assez larges accès à l’air libre, aurait aussi pu caractériser une violation de la Convention [v. pour la détention en établissement pénitentiaire, CEDH, sect. V, 25 avr. 2013, Canali c. France, req. n° 40119/09 ; D., 2013, p. 1138, obs. M. Léna ; AJDA, 2013, p. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJP, 2013, p. 403, note J.-P. Céré], ce que soulevait également les requérants et que la Cour a tout autant éludé. Et si la Cour manquait véritablement d’éléments d’information sur l’occupation des navires par rapport à leur capacité, il faut rappeler qu’en la matière, la juridiction internationale a parfois renversé la charge de la preuve, accueillant les affirmations des requérants, dès lors que l’État défendeur échouait à ramener la preuve contraire [CEDH, sect. III, 27 mai 2010, Ogica c. Roumanie, req. n° 24708/03 ; § 41 et s. – CEDH, sect. IV, 8 nov. 2005, Khudoyorov c. Russie, req. n° 6847/02 ; § 113 et s.]. La Cour a d’ailleurs résumé ce mécanisme probatoire dans l’arrêt Torreggiani, particulièrement important en la matière : « sensible à la vulnérabilité particulière des personnes se trouvant sous le contrôle exclusif des agents de l’État, telles les personnes détenues, la Cour réitère que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme) car, inévitablement, le gouvernement défendeur est parfois seul à avoir accès aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les affirmations du requérant […]. Il s’ensuit que le simple fait que la version du Gouvernement contredit celle fournie par le requérant ne saurait, en l’absence de tout document ou explication pertinents de la part du Gouvernement, amener la Cour à rejeter des allégations de l’intéressé comme non étayées » [CEDH, sect. II, 8 janv. 2013, Torreggiani et autres c. Italie, req. nos 43517/09, 35315/10, 37818/10 : § 72 ; AJP, 2013, p. 361, obs. É. Péchillon ; Gaz. Pal., 12 mars 2013, p. 16, comm. É. Senna ; JCP, 2013, n° 319, note F. Laffaille].
Quoi qu’il en soit, l’usage en lui-même des navires, pour lesquels il n’a jamais été fait état d’éventuelles transformations aux fins de servir de prison pour plus d’une centaine d’hommes chacun, aurait pu être l’objet d’une condamnation de la Cour européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 3, tant ceux-ci apparaissaient par nature inadaptés à la détention, ce qui altérait nécessairement les conditions de détention des étrangers, même en l’absence de surpopulation ou d’insalubrité grave, et renforçait le sentiment de détresse de ceux-ci. Ainsi, sur le fondement de l’article 5, la Cour a estimé « inacceptable que, dans un État régi par le principe de la prééminence du droit, une personne puisse être privée de sa liberté dans un lieu de détention extraordinaire et échappant à tout cadre légal, comme l’était l’hôtel susmentionné » [CEDH, gde ch., 13 déc. 2012, El-Masri c. « L’Ex-République Yougoslave de Macédoine », req. n° 39630/09 : § 236 ; RFDA, 2013, p. 576, chron. H. Labayle et F. Sudre ; AJDA, 2013, p. 165, chron. L. Burgorgue-Larsen ; JCP, 2013, doctr. n° 64, chron. F. Sudre ; ibid., 2013, n° 58, obs. G. Gonzales]. Plus utilement pour l’affaire, sur le fondement de l’article 3, la pratique grecque de la détention prolongée des étrangers dans des commissariats de police a été régulièrement censurée, au motif que de tels lieux sont inaptes par nature à supporter de telles privations de liberté [CEDH, sect. I, 26 juin 2014, De Los Santos et de la Cruz c. Grèce, req. nos 2134/12 et 2161/12 ; § 44 : des détentions de 44 et 48 jours étaient sanctionnées – v. pour la sanction d’une telle détention de deux mois et quatorze jours, CEDH ; sect. I, 4 juin 2009, Siasios et autres c. Grèce, req. n° 30303/07 –  pour une durée de trois mois, v. CEDH, sect. I, 26 nov. 2009, Tabesh c. Grèce, req. n° 8256/07 – pour une durée de 6 mois, v. CEDH, sect. I, 2 mai 2013, Ckhartishvili c. Grèce, req. n° 22910/10]. Cependant, la sanction de l’inadaptation des lieux de détention conserve un seuil élevé. D’abord, dans ces différents arrêts, la Cour s’est aussi servie du surpeuplement et de l’insalubrité des conditions matérielles de détention pour retenir la violation de la Convention, en plus de l’inadaptation par nature des établissements. Au point que la détention d’étrangers dans ces mêmes conditions, même dans un lieu plus adapté dans son architecture à la privation de liberté de longue durée, en ce qu’il disposerait d’équipements pour assurer un confinement moins important en cellule, mais dont le bénéfice pour le détenu deviendrait illusoire à cause du nombre de détenus ou de leur dégradation, violerait sans doute aussi la Convention. Ensuite, la Cour a censuré principalement des détentions de plusieurs semaines, ce qu’elle note elle‑même lorsqu’elle aborde la notion de l’inadaptation par nature des lieux de détention, comme si la durée restait dans ce cas un critère essentiel pour apprécier l’existence d’un traitement inhumain et dégradant, notamment s’il était soulevé de manière autonome, par exemple dans un commissariat salubre dans lequel les cellules préserveraient un espace personnel supérieur à 3 m² [Los Santos et de la Cruz : préc. ; § 43 : « ainsi, des durées de détention provisoire au sein des commissariats de police comprises entre deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la Convention »]. La Cour, qui n’a même pas évoqué la notion dans notre arrêt, avait pourtant moyen, en évoquant cette même vulnérabilité des requérants qui lui a servi au constat d’un traitement inhumain et dégradant pour la détention en centre d’accueil, d’abaisser, dans une démarche identique, le seuil dont le franchissement est nécessaire à caractériser la violation de la Convention pour inadaptation du lieu de privation de liberté. Et ne plus la réserver à la détention de longue durée, mais l’étendre aussi à la détention de courte durée. L’arrêt aurait ici réalisé un apport important à la jurisprudence européenne sur le fondement de l’article, à l’image de ceux déjà décrits sur le fondement de l’article 5.
Finalement, l’examen européen de la prohibition des traitements inhumains et dégradants est tantôt exemplaire s’agissant de la détention des requérants passée au centre d’accueil tantôt modéré s’agissant de celle passée à bord des navires : sur ce point, la Cour s’est contentée des données parcellaires d’une ordonnance d’un juge interne, sans renverser la charge de la preuve, ni innover dans son contrôle de l’inadaptation des lieux de détention. Pour cette dernière part seulement, la Cour européenne des droits de l’Homme a sans doute tenu compte de la réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités nationales, à la crise humanitaire entraînant le surpeuplement du centre d’accueil s’ajoutant sa détérioration par un incendie criminel, obligeant le transfert des migrants. Par comparaison avec l’examen plus protecteur de l’article 5 de la Convention, le caractère absolu de la prohibition des traitements inhumains et dégradants, bien qu’exposé avec force, en ressort abîmé. Mais dès lors que la détention à bord des navires n’a pas vocation à constituer un moyen pérenne de privation de liberté des étrangers, l’essentiel était bien de censurer les conditions indignes de détention du centre d’accueil, pour espérer peser sur la situation.

*****

14. Changer la réalité ? Mis à part le cas de la détention à bord des navires dans son seul examen sur le fondement de l’article 3, l’arrêt Khlaifia brille partout ailleurs par un examen protecteur des droits de l’Homme des migrants, laissant peu de prise aux difficultés rencontrées par les autorités nationales engendrées par les tensions migratoires. L’arrêt Khaifia apparaît même plus protecteur que l’arrêt de Grande chambre De Souza Ribeiro, saisi du droit dérogatoire français applicable en Guyane et à Saint-Martin, justifié par les difficultés particulières à ces endroits, en matière d’immigration, ce qui rend les deux arrêts comparables. Si la Grande chambre [CEDH, gde ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro c. France, req. n° 22689/07 ; ADL, 16 déc. 2012, comm. N. Hervieu ; RFDA, 2013, p. 576, chron. H. Labayle et F. Sudre ; AJDA, 2012, p. 2408, obs. D. Necib ; D., 2013, p. 324, obs. K. Parrot ; Rev. crit. DIP, 2013 p. 448, note F. Jault‑Seseke ; JCP, 2013, doctr. n° 64, chron. F. Sudre] a censuré, compte-tenu des circonstances de l’espèce l’absence de recours suspensif de l’éloignement pour porter la contestation des effets de celui-ci sur la vie familiale de l’étranger, à la différence de l’arrêt de Section [CEDH, sect. V, 30 juin 2011, De Souza Ribeiro c. France, req. n° 22689/07 ; ADL, 1er juil. 2011, comm. N. Hervieu ; AJDA, 2011, p. 1993, chron. L. Burgorgue-Larsen], elle a aussi agi avec une grande modération, pour ne pas imposer de plein droit l’effet suspensif. La Cour européenne des droits de l’Homme se montre en tout cas plus protectrice que le Conseil constitutionnel, qui avait validé l’extension dans le temps de ce régime dérogatoire au regard de « la situation particulière et [des] difficultés durables du département de la Guyane et, dans le département de la Guadeloupe, de la commune de Saint‑Martin, en matière de circulation internationale des personnes », intégrant ces réalités comme une cause de réduction des droits des étrangers [Cons. const., déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 relative à la loi pour la sécurité intérieure ; RSC, 2003, p. 602 et p. 614, obs. V. Bück ; D., 2004, p. 1273, obs. S. Nicot ; consid. n° 110].
Mais l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’Homme est-il vraiment de nature à changer la réalité des atteintes aux droits des migrants, ainsi entrevue, et dont on doute qu’elle ne soit véritablement différente désormais – le centre d’accueil est désormais rhabillé en un hotspot –, ou, à concéder que leur situation se soit améliorée, d’empêcher un retour en arrière ? La Cour, peut-être pour dissuader, a attribué, dans cette affaire, une satisfaction équitable importante à chaque requérant, d’un montant de 10.000 € [on notera d’ailleurs l’opinion dissidente du Juge Lemmens, déroutante, sur le montant de la satisfaction équitable, qui devrait tenir compte, selon lui, « du fait qu’il s’agit de personnes habitant en Tunisie, pays où l’on peut faire beaucoup plus avec 10 000 euros que, par exemple, en Italie »]. Mais il est permis de douter qu’une telle pression financière soit suffisante pour assurer le respect des droits des migrants, alors qu’il est parfois très difficile pour eux de saisir la Cour européenne des droits de l’Homme [ainsi, des migrants conduits sur l’île de Lampedusa en 2005 avaient attaqué devant la Cour européenne des droits de l’Homme la conventionnalité de leur expulsion, mais l’affaire a dû être radiée du rôle, « compte tenu de l'impossibilité d'établir le moindre contact avec les requérants dont il est question » ; CEDH, sect. II, 19 janv. 2010, Hussun et autres c. Italie, req. n° 10171/05 et autres, rad.]. On ne conclura guère avec optimisme, au regard des affaires grecques, qui se sont multipliées quant à la pratique de la détention des étrangers en commissariats, malgré l’accumulation des condamnations [dont on a rendu compte, très partiellement].



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