1. La
description de la réalité : le cas de l'île de Lampedusa devant la Cour
européenne des droits de l'Homme. Les
faits tels qu’établis par la Cour européenne des droits de l’Homme prennent une
reconnaissance particulière, profitant d’un éclairage international et revêtant
un caractère impartial, pour émaner d’une juridiction [au point d’ailleurs que la
question de l’établissement des faits est parfois particulièrement épineuse
pour la Cour ; v. sur la question du génocide arménien, CEDH,
gde ch., 15 oct. 2015, Perincek c. Suisse,
req. n° 27510/08 et les différentes opinions séparées]. La structure même des arrêts participe à
une mise en valeur des faits : leur description y tient une place importante,
dès lors que la Cour, en principe du moins – et parfois en apparence seulement
–, adopte une analyse in concreto, au
risque de compliquer l’analyse de la portée de ses raisonnements [relire l’arrêt Salduz]. Certains arrêts brillent pratiquement par
le seul établissement des faits [par
exemple, la description du processus de détention secrète orchestré par la CIA
est sans doute plus éclairante que la sanction d'un tel procédé,
inévitable ; v. CEDH, sect. IV, 24 juil. 2014, Al
Nashiri et Abu Zubaydah c. Pologne, req. nos
28761/11 et 7511/13], quand d’autres, s’ils présentent un véritable intérêt dans la
construction de la jurisprudence européenne, figurent par ailleurs comme des
références documentaires, facilitant l’appréhension précise d’un mécanisme de
droit étranger [par
ex., pour la description des conditions de détention en établissement
pénitentiaire américain supermax, v. CEDH, sect. IV, 10 avr.
2012, Babar Ahmad et autres c.
Royaume-Uni, req. nos 24027/07, 11949/08, 36742/08, 66911/09 et
67354/09, en angl.]. En
particulier dans la matière de la privation de liberté, l’établissement et la
description des faits sont essentiels, qu’il s’agisse d’établir l’existence d’une
détention ou d’apprécier la dignité de ses conditions matérielles. Autant dire
que la traduction du cas de l’île de Lampedusa par les requérants tunisiens devant
la Cour européenne des droits de l’Homme, sous les principes assurant le
contrôle de la privation de liberté [nous ne traiterons pas des autres aspects], intéresse d’abord pour promettre de
dresser un état des lieux précis de la réalité
des détentions subies par les étrangers à cet endroit [CEDH, sect. II, 1er sept. 2015, Khlaifia et autres c. Italie, req. n° 16483/12]. Mais l’arrêt comprend en plus de
nombreux apports juridiques. Son « importance […] dépasse de
loin le cas des trois requérants. Même s’il concerne des faits se situant dans
une période spécifique du passé, du 17 au 29 septembre 2011, ses enseignements
sont d’une actualité brûlante » [extrait
de l’opinion partielle dissidente du Juge Lemmens].
2. La
prise en compte des réalités : le maintien d’une modération résiduelle. Cependant, le lecteur habitué des arrêts
européens décèle une certaine pudeur de la Cour, s’agissant de la description
de la situation des étrangers retenus sur l’île de Lampedusa, puis à bord de
navires accostés au port de Palerme, tant sur l’établissement de leur privation
de liberté que sur la caractérisation d’un traitement inhumain et dégradant :
les raisonnements de la Cour sont particulièrement allégés en détails concrets.
Il y a sans doute ici une prise en compte par la Cour de la « situation exceptionnelle » [si l’on cite ici la Cour, il
convient de relativiser dès à présent le caractère exceptionnel de la situation
de l’île de Lampedusa à l’époque des faits, au regard de la pression migratoire
qui y règne depuis de nombreuses années ; v. pour la sanction par la Cour
européenne des droits de l’Homme de l’interception par les autorités italiennes
de migrants au large de l’île de Lampedusa et de leur refoulement immédiat en
Lybie, CEDH,
gde ch., 23 févr. 2012, Hirsi Jamaa et
autres c. Italie, req. n° 27765/09] à laquelle a été confrontée les autorités italiennes aux moments des
faits, « à la suite des soulèvements
en Tunisie et en Libye », engendrant « une nouvelle vague d’arrivées par bateaux » [ibidem,
§ 124]. Sous cet angle, l’arrêt
intéresse aussi quant à l’incidence d’une situation de crise sur le contrôle
européen de l’activité des autorités nationales, ou, autrement formulé, quant à
l’ampleur de la prise en compte par la Cour des réalités auxquelles ont été – et sont toujours – confrontées ces
autorités. Seulement sur le fondement de l’article 3, la Cour a expressément
établi que de telles circonstances « ne peuvent cependant pas exonérer l’État défendeur de son obligation de
garantir que toute personne qui, comme les requérants, vient à être privée de
sa liberté puisse jouir de conditions compatibles avec le respect de sa dignité
humaine » [ibid., § 128]. Sur les autres fondements, et en
particulier, pour ce qui nous intéresse, sur l’article 5, la Cour n’a pas formulé
de principe similaire. Il en ressort l’idée d’une supériorité de l’article 3, déjà
exprimée auparavant et confirmée expressément dans ce nouvel arrêt [« contrastant avec les autres dispositions de la Convention, il est
libellé en termes absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en
vertu de l’article 15 de la Convention il ne souffre nulle dérogation » ;
ibid.], sur les autres droits et libertés protégés par la Convention, même si
la Cour n’admet pas non plus expressément que ceux-ci puissent être réduits par
les mêmes considérations censées être indifférentes dans l’établissement d’un
traitement inhumain et dégradant. En réalité, l’examen de l’arrêt ne permet pas
de vérifier cette supériorité. C’est au contraire le contrôle de la prohibition
des traitements inhumains et dégradants qui, bien que la Cour accueille
partiellement les griefs des requérants, dévoile une certaine modération, sans
doute du fait de la prise en compte des réalités de la situation de crise,
tandis que le contrôle fondé sur l’article 5, qui institue des droits et
garanties en protection du droit à la sûreté et à la liberté, se montre
exemplaire et innovant.
Un
contrôle exemplaire et innovant du respect du droit à la liberté et à la sûreté
(art. 5 CEDH)
3. La
définition de la privation de liberté. La définition de la privation de liberté est essentielle pour déclencher
l'ensemble des droits et garanties de l'article 5 de la Convention européenne
des droits de l'Homme, tandis que la simple restriction à la liberté d'aller et
venir est soumise à l'encadrement plus léger de l'article 2 du protocole n° 4. La distinction serait simple, pour tenir
dans « une différence de degré ou
d’intensité non de nature ou d’essence », appréciée selon différents
critères, comme « le genre, la
durée, les effets et les modalités d’exécution de la mesure considérée »
[CEDH, plén., 6 nov.
1980, Guzzardi c. Italie, req. n° 7367/76 ; § 92]. Cependant, la délimitation entre les deux
notions n'est pas étrangère à l’opportunité et à la volonté de la Cour
européenne des droits de l'Homme, ou d'étendre le champ des garanties de
l'article 5 à une mesure de contrainte modérée, en ce que celle-ci ménage une
importante liberté de mouvement à l'intérieur de la zone dans laquelle la
personne est confinée [v. pour la mesure, dite de « surveillance
spéciale », pour laquelle la Cour a retenu la qualification de privation de
liberté, s’agissant du confinement d’un mafiosi
sur la portion d’une île de 2,5 km², dans laquelle il pouvait déambuler, le
reste de l’île étant occupé par un établissement pénitentiaire, si bien que ses
rapports sociaux se limitaient à ses contacts avec le personnel chargé de sa
surveillance, Guzzardi : préc.], ou au contraire d'y faire échapper une mesure pour laquelle il ne fait
guère de doute qu'elle a entraîné la confiscation de la liberté d'aller et
venir, pour abandonner la plus grande marge d’action aux autorités. Une prise
en compte importante de la réalité des difficultés auxquelles les autorités
nationales ont été confrontées se serait traduite par l’exclusion de la
définition de la privation. C’est en tout cas ce que le gouvernement a excipé,
pour échapper à l’application de l’article 5. Selon lui, les étrangers
avaient été secourus en mer, puis déposés sur l'île, au Centre d’accueil
initial et d’hébergement, pour bénéficier de mesures d’assistance, sans
privation de liberté : les requérants n’y auraient subi que de simples « mesures nécessaires pour faire face à une
situation d’urgence humanitaire et pour ménager un juste équilibre entre la
sûreté des migrants et celle de la population locale » [Khlaifia : préc. ;
§ 42 et s.]. L’argumentation gouvernementale revenait à mêler deux
causes qui, en jurisprudence, ont permis de disqualifier une mesure privative
de liberté.
4. Le rejet des causes d’altération de la
définition de la privation de liberté. D’une part, la Cour européenne des droits
de l'Homme a pu considérer l'intérêt de la personne à subir une privation de
liberté, du fait de l’assistance qui lui était apportée, s'agissant d'une
personne sénile et en situation de dénuement, prise en charge dans une
institution médico-sociale, pour exclure la qualification de privation de
liberté [CEDH, 26 févr. 2002, H. M. c. Suisse, req. n° 39187/98 ; § 44 et s. ; v. sur cet arrêt,
l’opinion concordante du juge Gaukur Jörundsson et l’opinion dissidente du juge
Loucaides, qui concluent toutes les deux à l’existence d’une privation de
liberté]. Cependant, cette
jurisprudence a été rapidement abandonnée par la Cour européenne des droits de
l'Homme [CEDH, 5 oct. 2004, H.
L. c. Royaume-Uni, req. n° 45508/99] et l’admission, en l’espèce, de l’existence
d’une privation de liberté confirme que l’intérêt
d’une personne à être placée sous le contrôle des autorités n’est plus
véritablement un élément à prendre en considération dans sa caractérisation.
D’autre part, la Cour européenne des droits
de l’Homme – et même la Grande chambre – a
admis que la protection de l’ordre public, dans certaines circonstances,
puisse justifier l’intervention des autorités pour appréhender des individus,
sans déclencher les droits et garanties protégeant la liberté et la sûreté. Cette
jurisprudence a été féconde en matière de contrôle des foules, justifiant de véritables
privations de liberté de quelques heures, en dehors de l’application de
l’article 5, par exemple s’agissant de la mise en place de cordons pour
maintenir des manifestants [CEDH, gde ch., 15 mars 2012,
Austin et autres c. Royaume-Uni, req.
nos 39692/09, 40713/09 et 41008/09 ; Gaz. Pal., 29 mars 2012,
p. 30, obs. C. Berlaud ; JCP, 2012, actu., n° 455, chron. F. Sudre ; AJDA, 2012, p. 1726, chron. L. Burgorgue‑Larsen], ou s’agissant du refoulement d’étrangers entrés
sur le territoire avec l’intention de manifester lors d’un rassemblement du G8
[CEDH, sect. II, 1er févr.
2011, Dritsas et autres c. Italie,
req. n° 2344/02, déc.]. Mais
le raisonnement a également été appliqué à des cas d’individus isolés, ce qui
complique l’analyse de sa portée. Ainsi, la Cour européenne des droits de
l’Homme a écarté l’application de l’article 5 de la Convention européenne des
droits de l’Homme à la privation de liberté de quelques heures d’un individu
s’apprêtant à embarquer dans un avion, pour réaliser des vérifications sur son
identité, alors que celui‑ci faisait l’objet de la mention erronée « à interpeler » sur les bases de
données policières [CEDH, sect. I, 15 oct. 2013,
Gahramanov c. Azerbaïdjan, req. n°
26291/06,
déc., en angl.]. La Cour a aussi
exclu l’application de l’article 5 à la privation de liberté de quelques
minutes d’un supporter, qui avait participé à un violent rassemblement, pour
l’écarter du lieu des désordres [CEDH, sect. III, 14 janv.
2014, Birgean c. Roumanie, n° 3626/10]. Si dans toutes ces espèces, la mesure
subie entraînait une contrainte suffisamment élevée pour recevoir la
qualification de privation de liberté, nonobstant leur durée [la notion de privation de
liberté, en principe, est peu dépendante de la durée de la mesure, quelques
minutes suffisant : v. pour une retenue
de vingt minutes, la qualification étant établie dans un obiter dictum, CEDH, sect. IV, 12 janv. 2010, Gillan et Quinton c.
Royaume-Uni, req. n° 4158/05, en angl. ; RFDA, 2011, p. 987, chron. H. Labayle
et F. Sudre – v. pour une retenue
de quarante-cinq minutes, CEDH, sect. I, 21 juin 2011, Shimovolos c. Russie,
req. n° 30194/09, en angl. – v.
pour une retenue de seulement huit minutes, CEDH, sect. III, 24 janv. 2012, Brega et autres c.
Moldavie, req. n° 61485/08, en angl.
– dans l’arrêt Birgean, précité, § 91, s’agissant
d’une mesure n’ayant pas duré plus que quelques minutes, la Cour a précisé
qu’« il y a controverse quant à la
durée exacte de la mesure, mais [elle a estimé] que celle‑ci est sans incidence réelle sur la question de savoir s’il
y a eu ou non privation de liberté dès lors que même une mesure de très courte
durée peut entrer dans le champ d’application de l’article 5 § 1 de la
Convention »], qui, il
est vrai, n’a jamais dépassé quelques heures à chaque fois, la Cour a contrôlé
leur nécessité vis-à-vis de l’ordre public. Nécessité
faisant loi, la protection de l’article 5 est éludée, notamment [au regard de la courte durée
de la privation de liberté, le détenu ne subit pas vraiment de préjudice de la
mise à l’écart de l’article 5 § 4, qui prévoit le contrôle d’un Tribunal à bref
délai à partir de sa saisine par la personne détenue, ce qui lui laisse
plusieurs jours, ou de l’inapplicabilité de l’article 5 §3, organisant l’Habeas corpus du suspect, alors que dans
les cas précédemment cités, les détentions s’apparentent plutôt à des mesures
de sûreté] la légalité [sur le fondement de
l’article 5 § 1er, toute privation de liberté doit reposer sur
une base légale de qualité ; v. infra,
n° 8], le droit d’être informé
des raisons de l’arrestation [art. 5 § 2 ; v. infra,
n° 9] et le droit d’obtenir
réparation de l’inconventionnalité de la détention [art. 5 § 5]. Il faudrait donc voir dans ces quelques
hypothèses des cas d’urgence obligeant les autorités à improviser le recours à
la privation de liberté. Mais cette justification ne résiste guère à l’examen,
tant les cas concernés en jurisprudence peuvent être envisagés à l’avance par
une législation respectueuse de l’article 5 et tant, dans d’autres cas très proches,
la jurisprudence européenne a pu, plus rigoureusement, caractériser l’existence
d’une privation de liberté soumise à cette disposition [v. pour des manifestants
arrêtés et éloignés du rassemblement, compte-tenu aussi de l’atteinte à leur
liberté d’expression, Brega : préc. – v. pour des vérifications
policières faites sur un individu, notamment la fouille de son sac, CEDH, sect. IV, Foka c. Turquie, 24 juin 2008, n° 28940/95,
en angl. –
v. pour le cas de la rétention d’un supporter de football, écarté du
rassemblement conduisant les individus à la rencontre sous surveillance, CEDH, sect. V, 7 mars 2013, Ostendorf c. Allemagne, req. n° 15598/08, en angl.]. Il est évidemment regrettable que la
qualification de la privation de liberté, aussi importante, puisse prêter à ces
aléas. Toujours est-il que, s’agissant du cas de l’île de Lampedusa, tant du
fait de la pérennité de la situation, que de la durée des mesures subies par
les étrangers, de plusieurs jours, la considération de l’ordre public pour
exclure la qualification de privation de liberté aurait largement accru le
champ de cette altération de la définition du champ de l’article 5 et
significativement affaibli ses garanties. En retenant le contraire en l’espèce,
il semble bien que la Cour cantonne cette considération trop grande pour la
protection de l’ordre public à la retenue ne dépassant pas quelques heures, si
bien que, par ce biais, la durée, malgré les affirmations de la Cour [v. ci-dessus], conserve bien un rôle dans la
détermination du champ de la disposition.
5. La
vigoureuse application du critère du raccompagnement forcé au lieu
d’assignation. Ni l’intérêt des
personnes à être assistées, ni les considérations pour l’ordre public n’ont eu
de prise sur la qualification de privation de liberté, retenue en l’espèce : la
réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités nationales
n’ont pas altéré le champ d’application des garanties de l’article 5. La Cour
européenne des droits de l’Homme s’est donc uniquement fondée sur l’intensité de
la contrainte subie par les étrangers pour établir la privation de liberté,
dans une acception large désormais classique. La notion de privation de liberté
est autonome et ne dépend pas de la qualification en droit interne : peu
importe que la contrainte des étrangers se soit d’abord appliquée autour d’une
structure considérée par l’État comme un centre d’accueil. La notion ne se
cantonne pas non plus à sa forme la plus évidente, celle de l’emprisonnement
cellulaire [v. ici]. En l’espèce, les Tunisiens avaient passé entre 9 et 12 jours sur le sol
italien selon les cas, sans connaître d’établissement spécialement destiné à la
détention – de 3 à 4 jours au Centre d’accueil, puis au parc des sports de la
ville, avant d’être retenus dans deux navires accostés au port de Palerme pendant
6 à 8 jours. Le critère principal utilisé par la Cour pour établir l’existence
d’une privation de liberté a tenu dans l’impossibilité pour les étrangers de
quitter librement les lieux dans lesquels ils étaient assignés, attestée par
leur reconduite forcée dans ceux-ci, après qu’ils avaient réussi à échapper à
la surveillance des autorités, pour aller manifester en ville [Khlaifia : préc. ; § 48]. Ce critère a déjà été appliqué par la Cour
pour établir une privation de liberté, notamment en cas de grande liberté de
mouvement laissée à l’individu à l’intérieur de l’établissement auquel il est
confié [CEDH, sect. III, 16 juin
2005, Storck c. Allemagne, req. n°
61603/00 ;
RSC, 2006, p. 431,
chron. F. Massias]. Son emploi dans la jurisprudence
européenne est logique, dès lors qu’il marque incontestablement l’intense
confinement de l’individu, pour que sa fugue
justifie une réaction immédiate des autorités, pour le ramener au lieu
duquel il s’est échappé. Son emploi en l’espèce est vigoureux, ce seul constat,
au milieu de la détention subie par les Tunisiens [ils avaient échappé à la
surveillance des autorités alors qu’ils étaient retenus au parc des sports de
la ville, où ils avaient été transférés à la suite d’une révolte au cours de
laquelle le centre d’accueil avait été ravagé par un incendie volontaire], suffisant pour caractériser leur captivité
dès l’arrivée sur le sol italien, jusqu’à leur départ. Derrière la rigueur, sans
doute qu’un tel raisonnement est aussi commode pour la Cour, afin d’établir la
qualification de la privation de liberté, sans décrire plus précisément les
conditions de détention, notamment à bord des navires, ce qu’elle ne fera pas vraiment
plus dans son étude de la caractérisation d’un traitement inhumain et dégradant.
6. Les
droits et garanties de l’article 5. Rigoureux
dans l’établissement de la privation de liberté, l’arrêt l’est tout autant dans
le contrôle des droits et garanties dont auraient dû profiter les Tunisiens du
fait de leur captivité, la Cour refusant, sur tous les aspects, que les
réalités migratoires justifient une protection moindre du droit à la liberté et
à la sûreté. Au-delà de la simple application rigoureuse des dispositions
textuelles de l’article 5, l’arrêt procède même à quatre apports au droit
de la privation de liberté : la consécration fragile du contrôle européen de la
nécessité du placement en détention de l’étranger ; la confirmation du
contrôle rigoureux de la base légale de la privation de liberté, même dans un
contexte de coopération internationale ; l’innovation incertaine tenant à
l’exigence d’un écrit pour informer la personne des raisons de son
arrestation ; la confortation du caractère suspensif du recours de
l’étranger devant le Tribunal en contestation de la légalité de la détention.
En plus du rejet des causes d’altération de la définition de la privation de
liberté [v. supra, n° 4], ces
apports, tous protecteurs, dessinent un contrôle exemplaire des droits et garanties
de l’article 5, même si la portée de certains interroge.
7. La consécration
fragile du contrôle de la nécessité du placement en détention de l’étranger. Dans son rappel des principes applicables [Khlaifia : préc. ; § 60 et s.] traitant du cas de la privation de liberté
de l’étranger prévu à l’article 5 § 1er-f) [« s’il s’agit de
l’arrestation ou de la détention régulières d’une personne pour l’empêcher de
pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure
d’expulsion ou d’extradition est en cours »], la Cour a indiqué que « la
privation de liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque
d’autres mesures, moins sévères, ont été considérées et jugées insuffisantes
pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne
suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national,
encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce »
[ibid., § 65]. En réalité, ce principe général à la privation de liberté [la Cour cite d’ailleurs
comme précédents établissant ce principe des affaires relevant de l’article
5 § 1er‑e), à savoir l’internement de l’alcoolique – CEDH, sect. II, 4 avr. 2000,
Witold Litwa c. Pologne, req. n° 26629/95 – et de l’aliéné – CEDH, gde ch., 17 janv.
2012, Stanev c. Bulgarie, req. n° 36760/06 : RDSS, 2012, p. 863, note K. Lucas ;
JDI, 2013, chron. n° 8, obs. X. Aurey], rattaché directement à l’article 5 § 1er en ce qu’il
provient directement de la lutte contre la détention arbitraire [lire sur ceux-ci, CEDH, gde ch., 29 janv.
2008, Saadi c. Royaume-Uni,
n° 13229/03 ; §67 et s.], échappait
jusqu’alors, par exception, au cas de la détention de l’étranger prévu à
l’article 5 § 1er-f) : selon la jurisprudence jusqu’ici
constante, « cette disposition
[…] n'exige pas que la détention d'une
personne contre laquelle une procédure d'expulsion est en cours soit considérée
comme raisonnablement nécessaire, par exemple pour l'empêcher de commettre une
infraction ou de s'enfuir » [CEDH, gde ch., 15 nov. 1996,
Chahal c. Royaume‑Uni, req.
n° 22414/93 ;
RSC, 1997, p. 452, p. 458,
p. 462 et p. 485, obs. R. Koering-Joulin ;
ibid., p. 687, obs. L.-E. Pettiti ; AJDA, 1997, p. 977, chron. J.-F. Flauss ; § 112 – v. pour
la reprise de ce principe, et son extension expresse aux deux branches de la détention
de police administrative de l’étranger prévues à l’article 5 § 1er-f),
le cas de l’expulsion et celui du refus d’entrée sur le territoire, Saadi, gde ch. : préc. ; § 72]. Dans cet état de la jurisprudence – on
serait tenté d’écrire cet ancien état de la jurisprudence –, le principe
guidant l’appréciation du bien-fondé de la détention de l’étranger, mobilisé
sur le seul pan de la proportionnalité, se limitait donc à ce que « la durée de la détention ne doit pas excéder
le délai raisonnable nécessaire pour atteindre le but poursuivi » [Saadi,
gde ch. : préc. ; § 74], par considération pour les diligences réalisées
par l’État, afin de faire quitter son territoire à l’étranger.
Mais aligner le contrôle du bien-fondé de la
détention de l’étranger sur les autres cas [sauf toujours, évidemment, le cas de la peine
privative de liberté, dont la nécessité échappe au contrôle européen, qui a
cependant ouvert la possibilité de sanctionner la disproportion manifeste de la
peine, montrant la hausse générale de son intérêt pour le bien-fondé de la
privation de liberté, y compris hors de la matière de la détention de
l’étranger ; CEDH, sect. IV,
10 avr. 2012, Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni, req.
nos 24027/07, 11949/08, 36742/08, 66911/09 et 67354/09, en
angl. ;
§ 237. – CEDH, sect. IV, 17 janv.
2012, Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, req. nos 9146/07,
32650/07 et 17/01/2012 ; RDP, 2013, chron., p. 725, obs. B. Pastre-Belda ; D.,
actu., 6 févr. 2012, obs. O.
Bachelet], donc, pour la
Cour européenne des droits de l’Homme, contrôler la nécessité du placement en
détention de l’étranger par rapport aux alternatives, comme cela ressort, à
première vue, de la lecture du rappel des principes de l’arrêt commenté, n’est
pas illogique, au regard de l’accroissement récent des exigences de la
jurisprudence européenne sur le bien-fondé de la détention de l’étranger,
mouvement qui trouverait ici son aboutissement. Ainsi, en cas d’admission d’une
mesure provisoire empêchant l’éloignement, la Cour européenne des droits de
l’Homme réalise, pour la maintien ultérieur de la privation de liberté, le
contrôle de la persistance de la nécessité de la mesure, au regard des gages de
présentation [CEDH, sect. II, 14 juin
2011, S. P. c. Belgique, req. n°
12572/08, déc. – CEDH, sect. II, 20 déc.
2011, Yoh-Ekale Mwanje c. Belgique,
req. n° 10486/10 – CEDH, sect. I, 14 nov. 2013,
Kasymakhunov c. Russie, req. n°
29604/12, en angl. – CEDH, sect. I,
18 sept. 2012, Umirov c. Russie,
req. n° 17455/11, en angl. – CEDH, sect. I, 7 nov. 2013, Ermakov c. Russie, req. n° 43165/10, en
angl.]. Concernant
l’étranger mineur, la Cour européenne des droits de l’Homme sanctionne aussi les
autorités nationales qui n’ont pas procédé au contrôle de la nécessité du
placement en détention, au regard des alternatives [CEDH, sect. I, 5 avr. 2011, Rahimi c. Grèce, req. n° 8687/08]. Cependant, faute pour la Cour d’appliquer en l’espèce le contrôle de la nécessité du placement en détention, comme de mieux discuter de sa jurisprudence en la matière pour justifier d’une évolution dans les principes applicables, la consécration – car elle résulte bien de la lettre de l’arrêt [un esprit cynique y verrait peut-être une simple erreur de plume, et même de clavier, issue d’un copier-coller hâtif, reproduisant une partie des principes applicables d’un autre arrêt, traitant d’un autre cas de la liste de l’article 5, lequel serait soumis avec certitude au contrôle de nécessité du placement, et dont la partie inapplicable au cas de l’étranger n’aurait pas été supprimée] – est fragile. Et ce d’autant plus qu’un arrêt récent de la Première section et postérieur à l’arrêt commenté de Deuxième section a directement appliqué la jurisprudence classique, excluant le contrôle de la nécessité du placement [CEDH, sect. I, 5 nov. 2011, A. Y. c. Grèce, req. n° 58399/11 : § 84].
8. La
confirmation du contrôle strict de la base légale de la privation de liberté
dans un contexte de coopération internationale. Si la Cour européenne des droits de l’Homme a accepté de considérer que
la privation de liberté des requérants pouvait relever de l’article 5 § 1er-f),
elle n’a pas non plus contrôlé le respect des conditions spécifiques posées par
sa jurisprudence pour rattacher la détention à ce cas [v.
ici], censurant la privation
de liberté des étrangers pour son défaut de base légale en droit interne [l’article 5 § 1er
permet un contrôle européen de trois ordres distincts ; d’abord, il érige
des conditions générales – non sans exception – à l’ensemble des cas de
privation de liberté, afin de lutter contre l’arbitraire, comme nous l’avons vu
plus haut, s’agissant du contrôle de la nécessité du placement ; ensuite,
il exige que chaque privation de liberté s’exécute « selon les voies légales » et soit « régulière », c’est-à-dire qu’elle repose sur une base de
qualité en droit interne et respecte les dispositions nationales, la violation
de ces dernières entraînant, par ricochet, une violation de la
Convention ; enfin, il intègre pour chaque cas de détention des conditions
particulières de conventionnalité]. Son contrôle en l’espèce est strict [conformément à l’approche classique dans le système de la Convention, la base
interne doit respecter la légalité prise en son sens matériel, et non organique]. La Cour écarte en effet que le cadre
interne de détention de l’étranger puisse s’appliquer en l’espèce, celui-ci
organisant une détention dans des lieux spécifiques d’une autre nature que le
centre d’accueil de l’île de Lampedusa ou édictant une procédure qui n’avait
pas été suivie en l’espèce [Khlaifia : préc. ; § 69 et s.].
La Cour écarte aussi que l’accord bilatéral
passé avec la Tunisie puisse servir de base légale à la détention [cet accord prévoyait une
procédure simplifiée de retour des migrants tunisiens, sur simple
identification par les autorités consulaires de ce pays], notant d’abord qu’il est resté secret, ce
qui compromettait la condition générale d’accessibilité à laquelle est soumise
toute norme portant une ingérence aux droits et libertés de la Convention [CEDH, plén., 26 avr. 1979, Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 1), req.
n° 6538/74], relevant ensuite,
pour la même raison, qu’elle ne pouvait s’assurer que son contenu présente des
garanties suffisantes, à supposer que le texte permette bien le recours à la
détention [Khlaifia : préc.
; § 71 et s.]. Sur ce dernier
point, l’un des apports importants – mais le moins connu – de l’arrêt Medvedyev [CEDH, gde ch., 29 mars
2010, Medvedyev et autres c. France, req. n° 3394/03 : Rec. CEDH,
2010 ; D., 2010, p. 1386, obs. S. Lavric ; ibid., p. 1390, note P. Hennion-Jacquet ; ibid.,
p. 1386, note J.-F. Renucci ; ibid.,
p. 952, entretien P. Spinosi
; ibid., p. 970, obs. D. Rebut
; AJDA, 2010, p. 648, obs. S. Brondel
; RSC, 2010, p. 685, obs. J.‑P. Marguénaud ; v. notamment le rejet d’une
note verbale entre la France et le Cambodge comme base légale à la détention,
non pas par principe, mais en raison de son imprécision quant au recours à une
mesure privative de liberté] se trouve conforté : la
collaboration internationale ne saurait justifier une appréciation conciliante
de la base légale de détention, même en matière de lutte contre le trafic de
stupéfiants ou contre l’immigration illégale, et l’accord international, pour
fonder une privation de liberté, doit être prévisible et accessible, définir
précisément le recours à la privation de liberté et consacrer des garanties
suffisantes au profit de la personne détenue. La Cour a donc conclu en l’espèce
à une violation de l’article 5 § 1er, la réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités,
bien que couvertes, en partie au moins, par un accord bilatéral, ne justifiant
pas d’altération de la légalité. Et ce contrôle strict de la légalité, même en
cas de coopération internationale, est désormais acquis.
9. L’innovation
incertaine tenant à l’exigence d’un écrit pour informer la personne des raisons
de son arrestation. Dès lors que la
privation de liberté a été reconnue sans base légale en droit interne, il est
donc logique d’en faire découler une violation de l’article 5 § 2, selon lequel
« toute personne arrêtée doit être
informée, dans le plus court délai et dans une langue qu’elle comprend,
des raisons de son arrestation et de toute accusation portée contre elle » :
cette garantie profite à l’étranger comme à toute personne en état
d’arrestation [CEDH, ch., 21 févr. 1992, Van der Leer c. Pays-Bas, req. n°
11509/85] et suppose une
information des « motifs juridiques
et factuels de sa privation de liberté », ce qui était en l’espèce
logiquement impossible, compte-tenu de l’absence de base légale en droit
interne [Khlaifia : préc. ; § 83 et s. : au surplus, des décrets de
refoulement avaient été pris contre les requérants pratiquement au terme de la
détention, si bien qu’à considérer qu’ils aient réalisé l’information, elle
avait été de toute manière donnée trop tardivement, et en sus, ils ne traitaient
pas de la privation de liberté, si bien que l’information ne pouvait être
considérée comme suffisante]. Surtout,
la Cour n’a pas entendu faire application ici de sa théorie de la présomption
de connaissance par l’individu des raisons de son arrestation, disposant l’État
d’une transmission de l’information sous une quelconque forme. Celle-ci a été
forgée pour le cas du suspect en garde à vue [CEDH, gde ch., 28 oct. 1994,
Murray c. Royaume-Uni, req.
n° 14310/88 ; RSC, 1995, p. 143, note L.‑E. Pettiti], et étendue à l’étranger en situation
irrégulière, dès lors que les opérations de vérification lui permettaient de
« comprendre » les motifs
de son arrestation, et ce alors même que la détention était en même temps jugée
illégale sur le fondement de l’article 5 § 1er [CEDH, sect. IV, 23 juil. 2013, M. A. c. Chypre,
req. n° 41872/10, en angl. : § 234 : « the Court has no reason to doubt, in the circumstances, that the
applicant was informed at the time that he had been arrested on the ground of
unlawful stay or that he at least understood, bearing in mind the nature of the
identification process, that the reason for his arrest and detention related to
his immigration status »]. Nul doute pourtant en l’espèce que les requérants connaissaient
nécessairement leur situation en contravention du droit national, pour avoir
tenté d’entrer sur le territoire au moyen d’embarcations de fortune. Il en
ressort donc une application ferme du droit à l’information des motifs de
l’arrestation, conforme à l’importance de celui-ci, puisqu’il constitue la
première pierre de la défense contre la privation de liberté et la condition
nécessaire à ce que le détenu puisse efficacement discuter de la légalité de sa
privation de liberté devant le Tribunal saisi en vertu de l’article 5 § 4. Dès
lors, la violation automatique de l’article 5 § 4, du fait de l’absence
d’information de la personne des raisons de son arrestation, encore observée en
l’espèce, est logique [Khlaifia : préc. ; § 95] et la parfaite articulation entre les deux dispositions attend encore
la consécration du chaînon manquant, à savoir le droit pour toute personne – et
pas seulement le suspect sur le fondement de l’article 6 – d’être assistée par
un avocat dès son arrestation [la Cour a refusé la reconnaissance d’un tel principe sur le fondement de
l’article 5 § 1er ; CEDH, sect. II, 28 août
2012, Simons c. Belgique, req. n°
71407/10, déc. : D., 2012, p. 2644, comm. F. Fourment ;
JCP, 2012, n° 1221, note K. Blay-Grabarczyk].
Au-delà de l’application stricte des
dispositions de l’article 5 § 2, la Cour a même porté dans l’arrêt une
innovation. En effet, la Cour européenne des droits de l’Homme a constaté
qu’« en tout état de cause, le
Gouvernement n’a produit aucun document officiel qui aurait été remis aux
requérants et qui indiquerait les motifs de fait et de droit de leur placement
en rétention » [ibid., § 84]. Par rapport aux précédents cités sur
lesquels elle fonde son assertion, la Cour réalise un glissement de sens,
semblant exiger ici que les autorités nationales transmettent à son
destinataire l’information au moyen d’un « document » écrit, là où dans les autres arrêts elle n’a fait
que constater le manquement du gouvernement à verser des « documents » prouvant la
transmission de l’information, sans exiger une quelconque forme à celle-ci [CEDH, sect. II, 22 sept.
2009, Abdolkhani et Karimnia c. Turquie,
req. n° 30471/08 ; § 138 : « dans
ces conditions, et en l'absence dans le dossier de tout document apte à
démontrer que les requérants aient été informés des motifs justifiant leur
maintien en détention, la Cour est amenée à conclure que les intéressés ne se
sont jamais vu communiquer par les autorités nationales les motifs de la
détention subie par eux » – CEDH, sect. II, 21 oct. 2014, Musaev c. Turquie,
req. n° 72754/11, en angl. ; § 35 : « The Court notes that the Government have not
submitted any documents demonstrating to the Court that the applicant was
notified of the reasons for his initial detention » – CEDH, sect. II, 15 févr. 2011, Moghaddas c.
Turquie, req. n° 46134/08, en angl. ; § 46 – CEDH, sect. II, 11 déc.
2012, Athary c. Turquie, req. n°
50372/09,
en angl.; § 36]. Jusqu’ici, la
Cour n’avait jamais exigé que l’information des motifs de la privation de
liberté ne soit donnée par un écrit [CEDH, sect. III, 3 mai 2007, Soysal
c. Turquie, req. n° 50091/99 ; § 68]. Mais l’innovation a également une portée incertaine ; les
autorités n’avaient en l’espèce transmis aucune information aux requérants avec
la célérité suffisante, si bien qu’il ne ressort pas de l’arrêt assurément que
l’information orale, même complète et suffisamment rapide, aurait été
insuffisante. Le rajout d’une telle exigence, tout en revivifiant la
disposition, reprendrait la démarche de la directive n° 2012/13/UE du Parlement européen et du Conseil du 22
mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales,
laquelle à son article 4 prévoit que le suspect privé de liberté reçoive
« rapidement une déclaration
de droits écrite », laquelle doit contenir « le droit d’être informé de l’accusation portée contre soi »,
tout en la renforçant pour appliquer la remise d’un document à l’ensemble des
personnes arrêtées et non pas seulement au suspect, et pour contenir non plus
l’information abstraite du droit, mais directement l’information concrète des
raisons juridiques et factuelles de la privation de liberté. Mais à ce que la
Cour européenne des droits de l’Homme s’inspire de cette directive, on préférerait
que la Cour dégage son propre paquet de
droits déclenché par l’arrestation [à savoir,
outre le droit à l’information des raisons de l’arrestation expressément
reconnu à l’article 5 § 2, le droit à l’assistance d’un avocat, le droit à un
examen médical, le droit de faire prévenir un tiers, et le droit de recevoir
notification de ces droits] à l’image de celui que la Directive édicte
au profit du suspect à son article 4, notification de ces droits devant
également être faite par écrit [la Cour européenne
des droits de l’Homme a entamé la construction d’un tel paquet lors de l’arrêt Medvedyev
de Section sur le fondement de l’article 5 § 1er et des
garanties que doit prévoir la norme privative de liberté au titre de la
légalité matérielle ; CEDH,
sect. V, 10 juil. 2008, Medvedyev et
autres c. France, req. n° 3394/03 ; D., 2008, p. 3055, note P. Hennion-Jacquet ; AJP,
2008, p. 469, obs. C. Saas
– l’arrêt de Grande chambre, précité, n’a
toutefois pas repris l’apport, et le refus de la Cour de reconnaître sur le
fondement de l’article 5 § 1er le droit à l’assistance d’un avocat
dès l’arrestation, déjà évoqué, a sonné comme le coup d’arrêt d’une telle
construction].
10. La confortation
de l’effet suspensif du recours de l’article 5 § 4 formé par l’étranger. Poursuivant
toujours aussi rigoureusement son contrôle de la privation de liberté, la Cour
a également caractérisé une violation de l’article 5 § 4, lequel organise
un recours à bref délai devant le Tribunal, afin de permettre au détenu de
discuter de sa légalité [« Toute personne privée de sa liberté par
arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal,
afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa
libération si la détention est illégale »]. Il a déjà été
évoqué que, compte-tenu du défaut d’information des motifs de l’arrestation en
contravention à l’article 5 § 2, la Cour a considéré que « le droit des requérants à faire examiner la
légalité de leur détention s’est trouvé entièrement vidé de sa substance »,
ce qui suffisait à caractériser une violation de l’article 5 § 4 [Khlaifia : préc. ; §
95 – v. supra, n° 9]. Mais
la Cour a également inclus dans son examen l’éventuelle conventionnalité du
recours dont auraient pu user les requérants, devant le juge de paix, une fois
les décrets de refoulement pris contre eux, peu avant le terme de leur
privation de liberté. Pour le disqualifier dans une précision, pas utile à la
solution du litige, puisque délivrée « à
titre surabondant », mais
d’importance, selon laquelle « un
tel contrôle, s’il avait été sollicité, n’aurait pu avoir lieu qu’après la
libération des requérants et leur retour en Tunisie » [ibid., § 97]. Il semble bien ici que, pour être effectif, le recours devant
le Tribunal en contestation de la légalité de la privation de liberté doive
intervenir avant l’exécution de l’éloignement de l’étranger, ce qui suppose
qu’il soit doté d’un effet suspensif. Cette précision
vient conforter un mouvement jurisprudentiel plus ancien de la Cour européenne
des droits de l’Homme, qui tendait vers la consécration de l’effet suspensif. En
effet, la Cour a déjà sanctionné l’exécution de l’éloignement de l’étranger,
avant que le Tribunal n’ait pu se prononcer sur la légalité de la détention,
pour des hypothèses dans lesquelles les autorités avaient agi de mauvaise foi [v. s’agissant
d’étrangers arrêtés après convocation en préfecture, qui au surplus avaient
bénéficié d’une information défectueuse des raisons de la privation de liberté,
CEDH, 5 févr.
2002, Conka c. Belgique, req. n°
51564/99 ; AJDA,
2001, p. 1060, obs. J.-F.
Flauss ; § 53 – v. s’agissant d’un étranger maintenu en
détention, malgré une décision de remise en liberté, par l’usage du référé‑détention
par le magistrat du Parquet, dans le seul but de procéder en urgence à
l’éloignement, avant que le juge d’appel ne statue, CEDH, sect.
I, 12 oct. 2006, Mubilanzila Mayeka et
Kaniki Mitunga c. Belgique, req. n° 13178/03 ; D., 2007 p. 771, comm. P. Muzny ; § 113]. Mais
selon l’arrêt signalé, il semble bien que l’effet suspensif du recours de
l’étranger devant le Tribunal soit inconditionnel [il faut ici
distinguer les différents recours internes que la Convention offre à
l’étranger, celui de l’article 5 § 4, en contestation de la légalité de la
détention, dont on discute ici de l’éventuel effet suspensif sur l’éloignement,
et ceux offerts par l’article 13 en combinaison des articles 2, 3 ou 8, qui
permettent à l’étranger de contester la légalité de l’éloignement par rapport
aux conséquences qu’il aurait sur ces droits et libertés protégés par la
Convention, les deux premières combinaisons imposant un recours suspensif de
l’éloignement de plein droit, la dernière l’imposant selon les cas ; v.
ci-après pour la jurisprudence pertinente]. En réalité, doter le recours
de l’article 5 § 4 d’un tel effet est logique, puisque, au regard du principe
de nécessité de la privation de liberté, l’éloignement n’est censé être
possible qu’au moyen de son exécution forcée, permise par la détention. Dès
lors que l’illégalité de la privation de liberté constatée par le Tribunal
entraîne la libération selon les termes de l’article 5 § 4, et compromet donc
l’éloignement, il est logique, avant de procéder à celui-ci, d’attendre
l’examen du recours. L’inconvénient de l’effet suspensif résulte de la prolongation
de la privation de liberté, au-delà de la durée nécessaire à l’exécution de
l’éloignement, dans l’attente que le Tribunal ne statue, d’autant plus que le
bref délai dans lequel il doit se prononcer au plus tard représente plus d’une
dizaine de jours [v. en matière de détention provisoire, pour la
validation d’un délai de douze jours, entre l’introduction du recours et la
décision du Tribunal, CEDH, sect.
IV, 11 juil. 2006, Harkmann c. Estonie,
req. n° 2192/03, en angl.]. Mais ce défaut est désormais
largement atténué, par la jurisprudence européenne, qui établit que, lorsque le
Tribunal, saisi en vertu de l’article 5 § 4, effectue le premier contrôle judiciaire
de la légalité de la détention [seul le suspect bénéficie d’un contrôle judiciaire
rapide et obligatoire, prévu par l’article 5 § 3 : la personne suspecte
« doit être aussitôt traduite devant
un juge ou un autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions
judiciaires »], il doit statuer dans une célérité se
rapprochant de celle exigée par l’article 5 § 3, soit « aussitôt », plutôt qu’à « bref délai » [CEDH, sect. I,
26 juin 2014, Shcherbina c. Russie, req. n° 41970/11, en angl. ; § 70 : « the Court
considers that the standard of “speediness” of judicial review under
Article 5 § 4 of the Convention comes closer to the standard of “promptness”
under Article 5 § 3 » – v. notre comm. de l’arrêt ici ; on
notera que dans le rappel des principes applicables, même si le problème de la
célérité du Tribunal n’est pas vraiment concerné en l’espèce, la Cour évoque le
bref délai sans se référer à cette évolution essentielle]. Par
comparaison avec la jurisprudence européenne sur la garde à vue, le Tribunal
devrait donc statuer, dans ce cas seulement, dans un délai s’approchant de
quatre jours à compter de sa saisine [v. CEDH, sect.
IV, 23 juin 2009, Oral et Atabay c. Turquie, req. n° 39686/02 ; §
43 : une « période de garde à vue dépassant quatre jours est prima
facie trop longue, même dans un contexte de lutte contre le terrorisme »].
Finalement, compte-tenu des précédents déjà évoqués Conka et Mubilanzila Mayeka,
la précision précitée, même opérée à titre d’obiter dictum [doit-on rappeler que le glas du parquetier français
comme autorité judiciaire a été sonné par la Grande chambre dans l’affaire Medvedyev dans un obiter dictum ?], conforte indéniablement dans la
jurisprudence européenne le principe de l’effet suspensif du recours de
l’article 5 § 4 formé par l’étranger. En effet, même s’il manque encore un
arrêt fondant une censure de la Convention sur ce seul motif pour dissiper le
moindre doute qui pourrait subsister, l’effet suspensif du recours de l’article
5 § 4 formé par l’étranger nous apparaît d’ores et déjà consacré, avec
moins de certitude, certes, que le contrôle strict de la légalité de sa
détention [v. supra, n°
8], mais plus que le contrôle de la nécessité de son placement en
détention [v. supra, n°
7], et bien plus encore que l’obligation de lui notifier par écrit les
raisons de la privation de liberté [v. supra, n°
9], si l’on compare les différents apports de l’arrêt. Dès lors,
la position du Conseil d’État, refusant que la contestation de la légalité de
la décision de placement en rétention administrative, en dehors du recours
spécialement organisé par l’article L. 512-1
du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, ait un
effet suspensif de l’exécution de l’éloignement sur le fondement de
l’article 5 § 4 [CE, 4 mars 2013, min.
Intérieur c. Mehrzi, n° 359428 :
Rec. CE ; Dr. admin., 2013, comm. n° 35, note V. Tchen ; JCP A,
2013, actu., 251, obs. L. Erstein
; ibid., actu., n° 2232, obs. G. Marti], apparaît en contradiction avec cet
état de la jurisprudence européenne. En tout cas, la Cour européenne des droits
de l’Homme est revenue à l’orthodoxie, en rappelant que la critique de la
conventionnalité du recours interne en contestation de la légalité de la
privation de liberté devait être portée sur le fondement de l’article 5 § 4, lex specialis par rapport à l’article
13, lequel ne peut donc servir en combinaison avec les dispositions de
l’article 5 [Khlaifia : préc. ; §
161]. La Grande chambre avait pourtant reconnu une violation de la
Convention sur le fondement d’une telle combinaison, dans son contrôle de pratiques administratives d’expulsions [CEDH, gde ch., 3 juil. 2014, Géorgie c. Russie (I), req. n° 13255/07 : v. notre comm. orienté sur cette curiosité, ici]. Nous avions tenté d’établir une
utilité au possible usage de cette combinaison, à défaut d’explication claire
dans l’arrêt, trouvée dans la sanction de l’absence d’effet suspensif du
recours en contestation de la légalité de la privation de liberté. Dès lors que
l’effet suspensif s’impose désormais au sein du seul article 5 § 4, une telle
combinaison n’a plus aucune raison d’être.
Un
contrôle entre exemplarité et modération de la prohibition du traitement
inhumain et dégradant (art. 3 CEDH)
11. Le contrôle de la dignité des
conditions de détention. Le contrôle exemplaire de la Cour européenne des
droits de l’Homme de la détention des étrangers sur l’île de Lampedusa, en ce
qu’il refuse d’altérer les droits de l’Homme au regard des difficultés
auxquelles sont confrontées les autorités nationales, largement décrit déjà sur
le fondement de l’article 5, a été également maintenu sur le fondement de
l’article 4 du protocole 4, prohibant les expulsions collectives [Khlaifia : préc. ; § 145
et s. ; v. sur ce point l’opinion dissidente des juges Sajo et Vucinic, in fine], ou encore sur le
fondement de l’article 13, imposant un recours interne suspensif « lorsqu’il s’agit […] d’un grief selon lequel l’expulsion de
l’intéressé l’exposera à un risque réel de subir un traitement contraire à
l’article 3 de la Convention et/ou une atteinte à son droit à la vie, protégé
par l’article 2 de la Convention ; et […] de griefs tirés de l’article 4 du Protocole n° 4 » [ibid., § 159 et s.]. La rigueur européenne aurait
dû être encore plus éclatante dans son examen des conditions matérielles de
détention, au titre du principe selon lequel la prohibition des traitements
inhumains et dégradants est absolue. En effet, après un rappel des principes
centré sur la jurisprudence européenne sanctionnant la surpopulation en
établissement pénitentiaire [en aparté, on
notera que dans cette partie – ibid.,
§ 117 et s. –, la Deuxième section adopte les principes ressortant de l’arrêt Torreggiani, qui caractérisent une violation
de la Convention de plein droit en cas d’espace personnel en cellule inférieur
à 3 m², plutôt que ceux de l’arrêt Mursic,
qui établit une présomption réfragable de violation de la Convention en cas
d’espace personnel compris entre 2 et 3 m² ; v. nos obs. ici – c’est donc avec une grande
impatience que nous attendons que la Grande chambre, saisie de l’affaire Mursic, tranche],
et en réponse au gouvernement qui s’était défendu en évoquant le caractère
exceptionnel de la situation, résultant d’une crise humanitaire [ibid., § 110], c’est dans un préambule que la Cour,
sans nier la réalité de ces difficultés, les a jugées inopérantes quant à la
prohibition des traitements inhumains et dégradants [ibid., § 124 et s.]. Les formules sont connues : « la Cour rappelle que l’article 3 doit être
considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention consacrant
l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le
Conseil de l’Europe […]. Contrastant
avec les autres dispositions de la Convention, il est libellé en termes
absolus, ne prévoyant ni exceptions ni limitations, et en vertu de l’article 15
de la Convention il ne souffre nulle dérogation » [ibid., § 128]. Il est vrai que la
caractérisation par la Cour d’un traitement inhumain et dégradant du fait des
conditions de détention subies par les étrangers au centre d’accueil et
d’hébergement de l’île de Lampedusa a été rigoureuse, conformément aux
principes précédemment cités, et sans égard pour les difficultés rencontrées
par les autorités nationales. En revanche, l’examen des conditions de détention
à bord des deux navires accostés au port de Palerme a été mené avec une
certaine modération, ce qui semble montrer que même la prohibition des
traitements inhumains et dégradants n’échappe pas à des fluctuations d’intensité
dans le contrôle européen, malgré les principes affichés.
12. Les facilitations classiques du constat
du traitement inhumain et dégradant au centre d’accueil. Le raisonnement de
la Cour aboutissant au constat de violation pour la détention au centre d’accueil
est classique, résultant d’une part, d’une facilitation probatoire générale à
la matière de la privation de liberté et d’autre part, d’une facilitation
substantielle propre aux cas des réfugiés, tenant dans l’abaissement du seuil
de déclenchement du traitement inhumain et dégradant. D’abord, si les requérants
ont dénoncé le surpeuplement, l’insalubrité et la souffrance psychologique qui
leur a été infligée [ibid., § 105 et s.], la sanction de la Cour repose
essentiellement sur la suroccupation du centre d’accueil, « bien que l’espace personnel accordé à chaque
migrant ne soit pas connu », dès lors que les données recueillies par
la Cour « ne peuvent que corroborer
les allégations de surpeuplement formulées par les requérants » [Khlaifia : préc. ; §
133]. Dans un raisonnement classique, la Cour a opéré par comparaison
des allégations des étrangers avec les rapports décrivant les conditions
matérielles de détention au centre d’accueil [ibid., § 130 et s.], émanant des institutions de l’État
défendeur [en l’espèce, le rapport d’une
commission extraordinaire du Sénat ; pour ses concl., v. ibid., § 31 et § 131 – v. par ex. pour
l’utilisation par la Cour, dans la même matière, d’un rapport remis au Ministre
de la Justice ou des recommandations réalisées par le Contrôleur général des
lieux de la privation de liberté, CEDH, sect. V, 21 mai 2015, Yengo c. France,
req. n° 50494/12 ;
notre comm. ici], des institutions d’une organisation
inter-gouvernementale [en l’espèce, un rapport d’une
commission ad hoc de l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe ; pour ses concl., v. Khlaifia : préc. ; § 34 – v. par ex. pour l’utilisation par la Cour, dans la
même matière, des différents travaux du Comité de prévention de la Torture, celle-ci
tendant même à intégrer les recommandations générales du Comité, CEDH,
sect. IV, 8 nov. 2005, Khoudoïorov c. Russie,
req. n° 6847/02], ou d’une organisation internationale
non-gouvernementale [en l’espèce, un rapport
d’Amnesty International ; pour ses concl., v. Khlaifia : préc. ; § 35 –
v. par ex. pour l’utilisation par la Cour, afin d’apprécier le risque de
l’étranger de subir un traitement inhumain et dégradant dans le pays d’accueil
après expulsion, d’un rapport d’Amnesty international, CEDH, gde ch., 28 févr. 2008, Saadi c. Italie, n° 37201/06 ; § 131].
Mais
quand bien même la surpopulation est établie [selon
les requérants, le centre d’accueil contenait alors 1200 personnes, pour une
capacité de 380 places], encore faut-il démontrer que le seuil de souffrance
nécessaire au déclenchement de la qualification est dépassé pour caractériser
la violation de l’article 3. La courte durée de la détention au centre, entre
deux et trois jours selon les requérants, était de nature à relativiser
l’intensité du traitement subi. En réalité, la question de la courte durée est
évacuée partiellement par la Cour [elle lui sert
uniquement à rejeter le grief des requérants quant à la souffrance
psychologique générée, notamment du fait du défaut de contact extérieur],
par égard pour la « vulnérabilité »
des requérants, du fait de leur détention à la suite d’une traversée en mer sur
des embarcations de fortune [Khlaifia : préc. ; § 135]. C’est encore ici
une appréciation classique. La « vulnérabilité »
de l’étranger, parce qu’il arrive dans une embarcation de fortune en mer, comme
dans notre affaire, ou qu’il est un mineur isolé [CEDH, sect. I, 5 avr. 2011, Rahimi c. Grèce, req. n° 8687/08], et même un
enfant accompagné par ses parents [CEDH, sect. V, 19 janv.
2012, Popov c. France,
req. nos 39472/07 et
39474/07 : JCP, 2012, n° 221, obs. F.
Sudre ; Dr. famille,
2012, comm. n° 43, note M. Bruggeman ;
AJDA, 2012, p. 1726, chron. L. Burgorgue-Larsen ; D., 2012, p. 363, obs. C. Fleuriot ; ibid., p. 864, entretien S. Slama
; ibid., p. 2267, chron. A. Gouttenoire ; ibid., 2013, p. 324, chron. K.
Parrot ; AJP, 2012, p. 281,
note S. Slama ; Rev. crit. DIP, 2012,
p. 826, comm. K. Parrot],
ou encore simplement parce qu’il est un « demandeur d’asile[,] du fait
de son parcours migratoire et des expériences traumatiques qu’il peut avoir
vécues en amont » [CEDH, gde ch., 21 janv. 2011, M. S. S. c. Belgique et Grèce, req. n° 30696/09 ; JCP,
2012, doctr. n° 924, chron. F.
Sudre ; AJDA, 2011, p.
138, obs. M.‑C. de Montecler ;
AJDA, 2011, p. 1993, chron. L. Burgorgue‑Larsen], justifie
l’abaissement du seuil de caractérisation du traitement inhumain et dégradant.
Cet abaissement se traduit par la neutralisation de la durée dans
l’appréciation de la gravité de l’atteinte à la dignité [ont été ainsi sanctionnées des détentions de seulement
deux à trois jours, dans notre affaire, mais aussi une de quatre jours et une autre
d’une semaine dans l’affaire M. S. S.,
et encore une de deux jours dans l’affaire Rahimi],
mais aussi par un niveau d’insalubrité des conditions de détention moindre pour
déclencher la violation de la Convention [dans
l’arrêt Popov, la violation de la
Convention était retenue, bien que la détention ait été réalisée dans un lieu
spécialement aménagé pour la privation de liberté de familles]. L’analyse
est rigoureuse et classique [en cela, on
s’inquiètera de l’opinion dissidente des juges Sajo et Vucinic, ab ovo, laquelle conteste en l’espèce le
dépassement du seuil, du fait, principalement, de la durée limitée de la
détention, dans un raisonnement qui ne nous semble plus représenter la jurisprudence
européenne la plus récente que nous avons exposée, mais bien préconiser un
retour en arrière], sans que la Cour ne se montre sévère non plus dans
ses conclusions à l’égard des autorités nationales [on pourra comparer avec celles de l’arrêt M. S. S., précité, § 233 : « à la lumière des informations dont elle
dispose sur le centre de détention attenant à l’aéroport international
d’Athènes, la Cour considère que les conditions de détention subies par le
requérant ont été inacceptables. Elle est d’avis que pris ensemble, le
sentiment d’arbitraire, celui d’infériorité et d’angoisse qui y sont souvent
associés ainsi que celui d’une profonde atteinte à la dignité que provoquent
indubitablement ces conditions de détention s’analysent en un traitement dégradant
contraire à l’article 3 de la Convention. De surcroît, la détresse du requérant
a été accentuée par la vulnérabilité inhérente à sa qualité de demandeur
d’asile »]. Mais la modération européenne est surtout palpable
dans son rejet de la violation de l’article 3 de la Convention pour les
conditions de détention subies par les étrangers à la suite de leur départ de
l’île de Lampedusa, dans deux navires accostés au port de Palerme.
13. Le contrôle modéré de l’existence d’un
traitement inhumain et dégradant dans les navires accostés « Vincent » et « Audace ». La plus grande partie
de la détention des requérants – de 6 à 8 jours – a été réalisée sur deux
navires accostés au port de Palerme, le « Vincent » et l’« Audace »,
occupés par 190 et 150 étrangers, que la Cour et le Gouvernement ont considéré
comme « le prolongement naturel »
du centre de l’île [Khlaifia : préc. ; § 42 et § 49]. La Cour a
écarté pour cette partie de la détention l’existence d’un traitement inhumain
et dégradant, en considération unique des informations de source nationale,
figurant dans une ordonnance de classement sans suite du juge des
investigations préliminaires [GIP] de
Palerme du 1er juin 2012 [des
associations avaient déposé plainte concernant le traitement des étrangers mis en
captivité sur les navires pour abus de pouvoir et arrestation illégale],
laquelle s’appuyait en partie sur les constats réalisés par un membre du
Parlement italien, qui avait pu monter à bord et interroger les migrants [Khlaifia : préc. ; §
137 et s.]. Sur ce point, le contrôle européen apparaît bien conciliant
avec les autorités nationales. En effet, la considération de la Cour pour cette
ordonnance est inégale tout au long de ses raisonnements, ce qui donne le
sentiment que son usage tantôt ou sa mise à l’écart ailleurs n’a dépendu que du
seul bon vouloir de la juridiction internationale. En effet, au regard du
résumé de l’ordonnance fait par la Cour, la juridiction internationale a
majoritairement retenu une appréciation différente du juge national, puisque ce
dernier n’avait, semble-t-il, constaté aucune violation de la loi dans la
détention des étrangers, de leur arrivée au centre d’accueil, jusqu’à leur
détention dans les navires [ibid., § 17],
alors que la Cour a retenu l’illégalité de la détention pour la totalité. De
même, le Gouvernement s’était défendu en soulevant que
« le GIP de Palerme a jugé que les
mesures prises pour faire face à la présence des migrants sur l’île de
Lampedusa étaient conformes au droit national et international », ce
qui n’avait empêché la Cour, pour cette partie, de retenir une violation de
l’article 3. D’autre part, l’ordonnance se réfère deux fois à la notion
d’« état de nécessité »,
laissant entendre que les circonstances particulières de l’espèce ont justifié
des violations de la loi, ce que la Cour refuse, par principe, de prendre en
compte, pour l’appréciation d’un traitement inhumain et dégradant, et lui
donnait surement un argument pour l’écarter [v. sur ce point l’opinion concordante du juge Keller]. Surtout, la Cour n’a visiblement
opéré aucune vérification sur l’éventuel état de surpopulation des navires, ce qui était soulevé par les requérants [ibid., § 109], sans que les éléments positifs de la
description des conditions de détention retenus par la Cour ne soient
incompatibles avec un tel état [ibid., §
139 : « les migrants étaient en
bonne santé, qu’ils étaient assistés par le personnel sanitaire et dormaient
dans des cabines dotées de linge ou sur des fauteuils convertibles. De plus,
ils avaient accès à des lieux de prière, la nourriture était adéquate et des
vêtements avaient été mis à leur disposition. Les navires étaient équipés d’eau
chaude et d’électricité, et des repas et boissons chaudes pouvaient être
distribués »], ni que des renseignements utiles figurent dans
l’ordonnance du juge interne. Un état de surpopulation était pourtant à
craindre, au-delà des affirmations des requérants, puisque les autorités
nationales avaient dû transférer en urgence les étrangers détenus au centre
d’accueil, lui-même surpeuplé, à la suite de l’incendie criminelle qui avait
endommagé celui-ci. Quand bien même la surpopulation n’aurait pas été si grave,
le confinement à l’intérieur du navire, à défaut d’assez larges accès à l’air libre,
aurait aussi pu caractériser une violation de la Convention [v. pour la détention en établissement pénitentiaire, CEDH, sect. V, 25 avr. 2013, Canali c. France, req. n° 40119/09 ; D.,
2013, p. 1138, obs. M. Léna ;
AJDA, 2013, p. 1794, chron. L. Burgorgue-Larsen ; AJP, 2013, p. 403,
note J.-P. Céré], ce que soulevait également les
requérants et que la Cour a tout autant éludé. Et si la Cour manquait
véritablement d’éléments d’information sur l’occupation des navires par rapport
à leur capacité, il faut rappeler qu’en la matière, la juridiction
internationale a parfois renversé la charge de la preuve, accueillant les
affirmations des requérants, dès lors que l’État défendeur échouait à ramener
la preuve contraire [CEDH, sect. III, 27 mai 2010, Ogica c. Roumanie, req. n° 24708/03 ; § 41 et s. – CEDH, sect. IV, 8 nov. 2005, Khudoyorov c. Russie, req. n° 6847/02 ; § 113 et s.]. La Cour a d’ailleurs résumé ce
mécanisme probatoire dans l’arrêt Torreggiani,
particulièrement important en la matière : « sensible à la vulnérabilité particulière des personnes se trouvant sous
le contrôle exclusif des agents de l’État, telles les personnes détenues, la
Cour réitère que la procédure prévue par la Convention ne se prête pas toujours
à une application rigoureuse du principe affirmanti incumbit probatio (la preuve incombe à celui qui affirme)
car, inévitablement, le gouvernement défendeur est parfois seul à avoir accès
aux informations susceptibles de confirmer ou d’infirmer les affirmations du
requérant […]. Il s’ensuit que le
simple fait que la version du Gouvernement contredit celle fournie par le
requérant ne saurait, en l’absence de tout document ou explication pertinents
de la part du Gouvernement, amener la Cour à rejeter des allégations de
l’intéressé comme non étayées » [CEDH, sect. II, 8 janv. 2013, Torreggiani et autres c. Italie, req. nos 43517/09, 35315/10, 37818/10 : § 72 ; AJP, 2013, p. 361, obs. É. Péchillon ; Gaz. Pal., 12 mars 2013, p. 16,
comm. É. Senna ; JCP, 2013, n° 319, note F. Laffaille].
Quoi qu’il
en soit, l’usage en lui-même des navires, pour lesquels il n’a jamais été fait
état d’éventuelles transformations aux fins de servir de prison pour plus d’une
centaine d’hommes chacun, aurait pu être l’objet d’une condamnation de la Cour
européenne des droits de l’Homme sur le fondement de l’article 3, tant ceux-ci
apparaissaient par nature inadaptés à la détention, ce qui altérait
nécessairement les conditions de détention des étrangers, même en l’absence de
surpopulation ou d’insalubrité grave, et renforçait le sentiment de détresse de
ceux-ci. Ainsi, sur le fondement de l’article 5, la Cour a estimé « inacceptable que, dans un État régi par le
principe de la prééminence du droit, une personne puisse être privée de sa
liberté dans un lieu de détention extraordinaire et échappant à tout cadre
légal, comme l’était l’hôtel susmentionné » [CEDH,
gde ch., 13 déc. 2012, El-Masri c. « L’Ex-République Yougoslave de
Macédoine », req. n° 39630/09 : § 236 ; RFDA, 2013, p. 576, chron. H. Labayle et F. Sudre ; AJDA, 2013, p. 165, chron. L. Burgorgue-Larsen ;
JCP, 2013, doctr. n° 64, chron.
F. Sudre ; ibid., 2013, n° 58, obs. G. Gonzales]. Plus utilement
pour l’affaire, sur le fondement de l’article 3, la pratique grecque de la
détention prolongée des étrangers dans des commissariats de police a été régulièrement
censurée, au motif que de tels lieux sont inaptes par nature à supporter de
telles privations de liberté [CEDH,
sect. I, 26 juin 2014, De Los Santos et
de la Cruz c. Grèce, req. nos 2134/12 et 2161/12 ; §
44 : des détentions de 44 et 48 jours étaient sanctionnées – v. pour la
sanction d’une telle détention de deux mois et quatorze jours, CEDH ;
sect. I, 4 juin 2009, Siasios et autres
c. Grèce, req. n° 30303/07 – pour
une durée de trois mois, v. CEDH,
sect. I, 26 nov. 2009, Tabesh c. Grèce,
req. n° 8256/07 – pour une durée de 6 mois, v. CEDH,
sect. I, 2 mai 2013, Ckhartishvili c.
Grèce, req. n° 22910/10]. Cependant, la sanction de
l’inadaptation des lieux de détention conserve un seuil élevé. D’abord, dans ces
différents arrêts, la Cour s’est aussi servie du surpeuplement et de l’insalubrité
des conditions matérielles de détention pour retenir la violation de la
Convention, en plus de l’inadaptation par nature des établissements. Au point
que la détention d’étrangers dans ces mêmes conditions, même dans un lieu plus
adapté dans son architecture à la privation de liberté de longue durée, en ce
qu’il disposerait d’équipements pour assurer un confinement moins important en
cellule, mais dont le bénéfice pour le détenu deviendrait illusoire à cause du
nombre de détenus ou de leur dégradation, violerait sans doute aussi la
Convention. Ensuite, la Cour a censuré principalement des détentions de
plusieurs semaines, ce qu’elle note elle‑même lorsqu’elle aborde la notion
de l’inadaptation par nature des lieux de détention, comme si la durée restait
dans ce cas un critère essentiel pour apprécier l’existence d’un traitement
inhumain et dégradant, notamment s’il était soulevé de manière autonome, par
exemple dans un commissariat salubre dans lequel les cellules préserveraient un
espace personnel supérieur à 3 m² [Los Santos et de la Cruz : préc. ;
§ 43 : « ainsi, des durées
de détention provisoire au sein des commissariats de police comprises entre
deux et trois mois ont été considérées comme contraires à l’article 3 de la
Convention »]. La Cour, qui n’a même pas évoqué la notion dans
notre arrêt, avait pourtant moyen, en évoquant cette même vulnérabilité des
requérants qui lui a servi au constat d’un traitement inhumain et dégradant
pour la détention en centre d’accueil, d’abaisser, dans une démarche identique,
le seuil dont le franchissement est nécessaire à caractériser la violation de
la Convention pour inadaptation du lieu de privation de liberté. Et ne plus la
réserver à la détention de longue durée, mais l’étendre aussi à la détention de
courte durée. L’arrêt aurait ici réalisé un apport important à la jurisprudence
européenne sur le fondement de l’article, à l’image de ceux déjà décrits sur le
fondement de l’article 5.
Finalement,
l’examen européen de la prohibition des traitements inhumains et dégradants est
tantôt exemplaire s’agissant de la détention des requérants passée au centre
d’accueil tantôt modéré s’agissant de celle passée à bord des navires : sur
ce point, la Cour s’est contentée des données parcellaires d’une ordonnance
d’un juge interne, sans renverser la charge de la preuve, ni innover dans son
contrôle de l’inadaptation des lieux de détention. Pour cette dernière part
seulement, la Cour européenne des droits de l’Homme a sans doute tenu compte de
la réalité des difficultés auxquelles ont été confrontées les autorités
nationales, à la crise humanitaire entraînant le surpeuplement du centre
d’accueil s’ajoutant sa détérioration par un incendie criminel, obligeant le
transfert des migrants. Par comparaison avec l’examen plus protecteur de
l’article 5 de la Convention, le caractère absolu de la prohibition des
traitements inhumains et dégradants, bien qu’exposé avec force, en ressort
abîmé. Mais dès lors que la détention à bord des navires n’a pas vocation à
constituer un moyen pérenne de privation de liberté des étrangers, l’essentiel
était bien de censurer les conditions indignes de détention du centre
d’accueil, pour espérer peser sur la situation.
14.
Changer la réalité ? Mis à
part le cas de la détention à bord des navires dans son seul examen sur le
fondement de l’article 3, l’arrêt Khlaifia
brille partout ailleurs par un examen protecteur des droits de l’Homme des
migrants, laissant peu de prise aux difficultés rencontrées par les autorités
nationales engendrées par les tensions migratoires. L’arrêt Khaifia apparaît même plus protecteur
que l’arrêt de Grande chambre De Souza Ribeiro,
saisi du droit dérogatoire français applicable en Guyane et à Saint-Martin, justifié
par les difficultés particulières à ces endroits, en matière d’immigration, ce
qui rend les deux arrêts comparables. Si la Grande chambre [CEDH,
gde ch., 13 déc. 2012, De Souza Ribeiro
c. France, req. n° 22689/07 ; ADL,
16 déc. 2012, comm. N. Hervieu ;
RFDA, 2013, p. 576, chron. H. Labayle et F. Sudre ; AJDA, 2012, p. 2408, obs. D. Necib ; D., 2013, p. 324, obs. K. Parrot ; Rev. crit. DIP, 2013 p. 448, note F. Jault‑Seseke ; JCP,
2013, doctr. n° 64, chron. F. Sudre] a censuré, compte-tenu des circonstances de l’espèce l’absence de
recours suspensif de l’éloignement pour porter la contestation des effets de celui-ci
sur la vie familiale de l’étranger, à la différence de l’arrêt de Section [CEDH,
sect. V, 30 juin 2011, De Souza Ribeiro
c. France, req. n° 22689/07 ; ADL,
1er juil. 2011, comm. N. Hervieu ;
AJDA, 2011, p. 1993, chron. L. Burgorgue-Larsen], elle a aussi agi avec une grande modération,
pour ne pas imposer de plein droit l’effet suspensif. La Cour européenne des
droits de l’Homme se montre en tout cas plus protectrice que le Conseil
constitutionnel, qui avait validé l’extension dans le temps de ce régime
dérogatoire au regard de « la
situation particulière et [des]
difficultés durables du département de la Guyane et, dans le département de la
Guadeloupe, de la commune de Saint‑Martin, en matière de circulation
internationale des personnes », intégrant ces réalités comme une cause
de réduction des droits des étrangers [Cons.
const., déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003 relative à la loi pour la
sécurité intérieure ; RSC,
2003, p. 602 et p. 614, obs. V. Bück ;
D., 2004, p. 1273, obs. S. Nicot ; consid. n° 110].
Mais l’arrêt de la Cour européenne des droits
de l’Homme est-il vraiment de nature à changer la réalité des atteintes aux droits des migrants, ainsi entrevue,
et dont on doute qu’elle ne soit véritablement différente désormais – le centre
d’accueil est désormais rhabillé en un hotspot
–, ou, à concéder que leur situation se soit améliorée, d’empêcher un
retour en arrière ? La Cour, peut-être pour dissuader, a attribué, dans cette
affaire, une satisfaction équitable importante à chaque requérant, d’un montant
de 10.000 € [on
notera d’ailleurs l’opinion dissidente du Juge Lemmens, déroutante, sur le
montant de la satisfaction équitable, qui devrait tenir compte, selon lui,
« du fait qu’il s’agit de personnes
habitant en Tunisie, pays où l’on peut faire beaucoup plus avec 10 000 euros
que, par exemple, en Italie »]. Mais il est permis de douter qu’une telle pression financière soit
suffisante pour assurer le respect des droits des migrants, alors qu’il est
parfois très difficile pour eux de saisir la Cour européenne des droits de
l’Homme [ainsi,
des migrants conduits sur l’île de Lampedusa en 2005 avaient attaqué devant la
Cour européenne des droits de l’Homme la conventionnalité de leur expulsion,
mais l’affaire a dû être radiée du rôle, « compte tenu de l'impossibilité d'établir le moindre contact avec les
requérants dont il est question » ; CEDH,
sect. II, 19 janv. 2010, Hussun et autres
c. Italie, req. n° 10171/05 et autres, rad.]. On ne conclura guère avec optimisme, au
regard des affaires grecques, qui se sont multipliées quant à la pratique de la
détention des étrangers en commissariats, malgré l’accumulation des
condamnations [dont
on a rendu compte, très partiellement].
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